La Troisième Sonate de Johannes Brahms est un amour de jeunesse de Nelson Freire qui en avait gravé voici quelques lustres (en 1967 exactement, il avait vingt-trois ans) une version altière, très déclamée, pour la Columbia américaine. Le temps a passé, et ce piano est devenu d’une beauté insoutenable, pas assez pourtant pour que le pianiste s’écoute, ce n’est pas son genre, ni d’ailleurs qu’il s’inquiète de quelques traits mal sortis, broutilles. Non, il est trop occupé à chanter, dans toute la profondeur d’un clavier dont il sait varier les dynamiques et l’espace comme peu le savent encore aujourd’hui. Littéralement, cette manière de jouer a risqué de disparaître avec Claudio Arrau, Nelson Freire lui aura donné quelques décennies de vie supplémentaires. Mais après lui qui d’autre ?

Ce piano-orchestre, tenu de haute main, et qui pour chanter toujours prend des tempos plus prestes qu’en la première mouture, est en soi une merveille, mais il y a plus : le sens des paysages, des arrière-plans (incroyable Rückblick) et ce déploiement de grandes lignes qui construisent pas à pas les mouvements externes (il fait la reprise dans l’Allegro maestoso) tendent l’arche de la sonate. Magnifique, au même niveau que Claudio Arrau, Radu Lupu, Wilhelm Kempff ou du plus jeune Evgeny Kissin (RCA).

Le voyage se poursuit par des pièces choisies dans les Opp. 76, 116, 117 et 118, de la pure magie où ce piano ose annoncer Debussy, incroyable de couleurs, véritables rêves sonores. Lorsque je parviens aux premières mesures des Klavierstücke Op. 119, je retrouve le clair mystère qu’y distillait Wilhelm Kempff.

Tant de poésie, un tel sens du mouvement, un tel allégement du clavier sont éternels tout comme la pointe d’humour qu’il suggère dans l’Intermezzo en ut majeur. C’est la poésie qui referme le disque. Après l’orage, la Rhapsodie qui clôt l’Opus 119, Nelson Freire ajoute la Valse en la bémol majeur, postlude de charme où l’on voit un danseur.

Album admirable, immédiatement indispensable.

LE DISQUE DU JOUR

Johannes Brahms (1833-1897)
Sonate pour piano No. 3 en fa mineur, Op. 5
8 Klavierstücke, Op. 76 (2 extraits : Nos. 3 & 4)
7 Phantasien, Op. 117 (2 extraits : Nos. 1 & 4)
Intermezzo en si bémol mineur, Op. 117 No. 2
6 Klavierstücke, Op. 118 (2 extraits : Nos. 2 & 3)
4 Klavierstücke, Op. 119
Valse en la bémol majeur, Op. 39 No. 15

Nelson Freire, piano

Un album du label Decca 4832154
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Photo à la une : © DR