La symphonie du XXe siècle

À l’égal de Pierre Boulez, Michael Gielen fut un apôtre des nouvelles musiques, mais aussi des « classiques du XXe siècle », ce que vient nous rappeler, avec un luxe de captations dont certaines inédites, le cinquième volume de l’édition que la SWR consacre à ce chef qu’on peut désormais qualifier de mythique, même de son vivant.

Double sujet pour cet album, Bartók et Stravinski, les deux génies les plus antithétiques du XXe siècle, car si l’on oppose volontiers Stravinski à Schönberg, c’est pour aboutir à une erreur de parallaxe : finalement, le Russe aura tenté de phagocyter le système mis en place par l’Autrichien qu’il considérait comme son seul rival ; le Canticum sacrum, Agon, les Requiem Canticles que Gielen dirige avec des roideurs, des rappels obstinés des anciens modes liturgiques russes, les plaçant dans la lignée spirituelle de la Symphonie de Psaumes, démontrent cette impasse, ce quasi fourvoiement.

Mais lorsque Gielen dirige avec une ardeur stupéfiante le scriabinien Roi des étoiles (Zvezdoliki), il indique clairement que la modernité de Stravinski est toute entière dans sa période tonale, même dans les blancheurs d’Apollon Musagète qu’il sculpte plus qu’il ne danse, mais enfin, cette chair de cordes est si surprenante.

Sa lecture implacable des trois symphonies – donc celle, orante, des Psaume y comprise – était connue, triade intimidante de perfection, son Scherzo à la russe ironique itou. L’éditeur ajoute un surprenant Pulcinella, très vu du côté de Pergolèse, troussé en théâtre, débarrassé du brio dont Boulez l’astiquait pour être plus Mozart et donc pas très loin des goûts de Stravinski, c’est finement vu, et emporté par un superbe trio de chanteurs où brille Edda Moser, mais ses « boys » ne sont pas mal non plus, Hollweg, McDaniel, le courant des radios allemandes d’alors, mais quel !

Chez Bartók pas de Hongrie, en cela Gielen est d’accord tacitement avec Boulez, il vous faudra prendre des lampées de « magyarie » chez Doráti, Fricsay, Reiner ou Solti. Mais ceci posé, sa Musique pour cordes est purement géniale, et les fragments du Prince de bois, sombres, fantasmagoriques, font regretter qu’on n’ait pas l’intégrale.

Cela ne vous étonnera pas, Gielen est vraiment chez lui dans les Quatre Pièces plutôt que dans le Concerto pour orchestre. Tout un disque d’inédits enchaîne Suite de danses (foudroyante mais raide), Second Concerto pour piano avec le jeune Robert Leonardy (trente-deux ans) qui y piaffe, déconcertant par sa virtuosité ailée, et une révélation, le ballet complet du Mandarin merveilleux joué comme de la musique expérimentale, sans théâtre, exposant les audaces de Bartók à nu. C’est plus d’une fois frustrant, les foudroiements, le sang, la mort qu’y montraient Doráti hier, Salonen aujourd’hui et même Boulez qui s’en transcenda toujours, manquent à Gielen, mais l’orchestre, sa langue, ses audaces vous fascineront.

Concordances des distributeurs, alors que parait ce cinquième volume de l’Édition Michael Gielen, Wergo réédite le premier enregistrement de Die Soldaten de Bernd Alois Zimmermann, écho de la création de l’œuvre à l’Opéra de Cologne le 15 février 1965.

À l’origine, Günter Wand devait en assurer la direction, mais ce fut Gielen qui porta l’œuvre à cette incandescence qu’elle n’a plus retrouvée jusqu’à la fabuleuse production d’Hermanis à Salzburg.

La prise de son est restée extraordinaire de présence, de définition, les chanteurs sont tous transportés par leurs rôles, la Marie brisée d’Edith Gabry, l’incroyable Gräfin de Liane Synek, le Desportes d’Anton de Ridder, Zoltán Kelemen en Wesener, tous écrivent une des pages majeures de l’histoire de l’opéra du XXe siècle, simplement l’ouvrage lyrique le plus inspiré, le plus radical depuis la Lulu d’Alban Berg. Indispensable.

LE DISQUE DU JOUR

Michael Gielen Edition, Vol. 5

Béla Bartók (1881-1945)
Le Prince de bois, Suite,
Op. 13, Sz. 60

Concerto pour orchestre,
BB 123, Sz.116

4 Pièces pour orchestre,
Op. 12, Sz 51

Concerto pour violon No. 1, BB 48a, Sz. 36
Musique pour cordes, percussion et célesta, BB 114, Sz. 106
Suite de danses, BB 86, Sz. 77
Concerto pour piano No. 2, BB 101, Sz. 95
Le Mandarin merveilleux, Suite, Op. 19, Sz. 73
Igor Stravinski (1882-1971)
Symphonie en trois mouvements
Symphonie en ut
Symphony of Psalms
Le Roi des étoiles, Cantate pour choeur d’hommes et orchestre
Canticum sacrum, pou ténor, baryton, choeur et orchestra
Agon – Ballet pour douze danseurs
Requiem Canticles, pour contralto, basse, choeur et orchestra
Variations (Aldous Huxley in Memoriam)
PUlcinella
Apollon musagète
Scherzo à la russe

Christian Ostertag, violon
Robert Leonardy, piano
Christian Elsner, tenor
Rudolf Rosen, baryton
Stella Doufexis, mezzo-soprano
Edda Moser, soprano
Werner Hollweg, tenor
Barry McDaniel, baryton
WDR Rundfunkchor Köln
SWR Vokalensemble Stuttgart
SWR Sinfonieorchester Baden-Baden und Freiburg
Rundfunk-Sinfonieorchester Saarbrücken
Radio-Sinfonieorchester Stuttgart des SWR
Michael Gielen, direction
Un coffret de 6 CD du label SWR 19023CD
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Bernd Alois Zimmermann (1918-1970)
Die Soldaten

Edith Gabry, soprano (Marie)
Liane Synek, mezzo-soprano (Gräfin de la Roche)
Anton de Ridder, ténor (Desportes)
Claudio Nicolai, baryton (Stolzius)
Zoltán Kelemen, basse (Wesener)
etc.
Gürzenich-Orchester Köln
Michael Gielen, direction
Un album de 2 CD du label Wergo WER6698
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Photo à la une : Le chef d’orchestre Michael Gielen – Photo : © DR