J’ai appris mon Jeunehomme avec les 78 tours de Gieseking et de Rosbaud : cette manière de jouer et de phraser léger, de ne rien souligner, de ne pas solliciter l’expression, de laisser l’émotion paraître sans rien accentuer. Ah ! leur Andantino si nu, avec cette cadence juste assombrie, comment ne pas y céder, y revenir sans cesse pour vérifier ce que jouer Mozart dans la pureté de son style signifie. Clara Haskil, Lili Kraus le jouaient aussi comme cela.
Justement, c’est avec ce Jeunehomme de 1936 que s’ouvre l’album où APR regroupe les premières gravures concertantes consenties à Columbia par Gieseking. On est dans les années trente, période bénie pour le pianiste qui rappelle à quel point il y eut deux Gieseking, distincts, quasi antithétiques, celui d’avant la guerre et celui d’après la guerre.
Comme Wilhelm Kempff, Gieseking dans les années vingt et trente jouait moderne, fuyant le sentiment, gourmant son clavier, y mettant une certaine objectivité qui va comme un gant aux Classiques, et « classicise » même Beethoven dont il gravera alors trois concertos. Le Premier, aussi avec Hans Rosbaud, est demeuré un modèle autant que celui d’Ania Dorfmann avec Arturo Toscanini : ils sont d’ailleurs très proches, de tempos, d’accents, d’esprit. À Dresde, la rencontre avec Böhm pousse Gieseking dans ses retranchements, le fait chanter plus qu’il ne voulut certainement, et c’est admirable dans un Andante résolument prié que Kempff justement n’aurait pas désavoué.
Mais c’est L’Empereur solaire, comme sculpté dans la lumière, qui reste au sommet de sa discographie concertante toute époque confondue : l’entente avec le lyrisme ardent de Bruno Walter est historique, les Viennois en sonorité glorieuse, s’accordant parfaitement au geste apollinien du pianiste. Quel contraste avec L’Empereur tout en muscles qu’il enregistrera une décennie plus tard avec Artur Rother pour les magnétophones stéréophoniques du IIIe Reich.
Et les concertos romantiques, Premier de Liszt, le Grieg, les Variations symphoniques de Franck (avec Henry Wood, gravure célébrissime) ? Le même style objectif s’y déploie, le Grieg en profite à plein car Hans Rosbaud encore une fois en resserre l’orchestre, plus sensible au récit qu’aux paysages, comme le pianiste, mais le Liszt, cravaché par Wood, est joué avec un panache assez insensé et sans une once de vulgarité ; quant au Franck, il est entré dans l’histoire, sublime camaïeu de gris colorés.
L’éditeur complète avec une Sonate de Mozart jouée sur des ailes (la si bémol majeur enregistrée à Berlin en 1936 – quel dommage qu’il n’ait pas gravé toutes les sonates pour piano solo de Mozart alors !) – une bribe de la Première Partita, deux Pièces lyriques de Grieg, qui rappellent que Gieseking en ces années-là était au sommet de son art.
Gageons qu’APR se soit lancé dans une patiente réédition de tout son legs : il y a de quoi faire, et d’abord en fouillant parmi les 78 tours !
LE DISQUE DU JOUR
Walter Gieseking
His First Concerto Recordings
Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)
Concerto pour piano No. 9 en mi bémol majeur, K. 271 « Jeunehomme »
Berlin State Opera House Orchestra – Hans Rosbaud, direction
Enregistré le 29 septembre 1936
Sonate pour piano No. 17 en si bémol majeur, K. 570
Enregistré le 30 septembre 1936
Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Concerto pour piano No. 1 en ut majeur, Op. 15
Berlin State Opera House Orchestra – Hans Rosbaud, direction
Enregistré le 28 avril 1937
Concerto pour piano No. 4 en sol majeur, Op. 58
Saxon State Orchestra – Karl Böhm, direction
Enregistré le 3 janvier 1939
Concerto pour piano No. 5 en mi bémol majeur, Op. 73 « L’Empereur »
Wiener Philharmoniker – Bruno Walter, direction
Enregistré les 10-11 septembre 1934
Johann Sebastian Bach (1685-1750)
Partita No. 1 en si bémol majeur, BWV 825
(extraits : V. Menuet I – VI. Menuet II. VII. Gigue)
Enregistrés le 10 septembre 1934
Franz Liszt (1811-1886)
Concerto pour piano No. 1 en mi bémol majeur, S. 124
Céar Franck (1822-1890)
Variations symphoniques pour piano et orchestre, FWV 46
London Philharmonic Orchestra – Sir Henry Wood, direction
Enregistrés le 31 octobre 1932
Edvard Grieg (1843-1907)
Concerto pour piano en la mineur, Op. 16
Berlin State Opera House Orchestra – Hans Rosbaud, direction
Enregistré les 28 avril et 13 octobre 1937
Bådnlåt (Au berceau) (No. 5, extrait des « 6 Pièces lyriques, Op. 68 »)
Fransk Serenade (Sérénade française) (No. 3, extrait des « 6 Pièces lyriques, Op. 62 »)
Enregistrés le 29 avril 1937
Walter Gieseking, piano
Un coffret de 3 CD du label APR 7308
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Photo à la une : © DR