Le monde flottant

Voici six ans, Hazan publiait la parfaite monographie que Matthi Forrer avait consacré à Hokusai en l’assortissant d’une iconographie somptueuse. L’historien d’art y reprenait à grands traits la biographie croisée du maître japonais et d’Edmond de Goncourt qui fut son principal introducteur en France.

Mais alors qu’il publiait cette somme sur Hokusai, Forrer mettait le point final à un premier ouvrage sur Hiroshige que Prestel éditait en Angleterre à la toute fin de 2011. Repris, augmenté, visant non à l’exhaustivité (Hiroshige aura laissé plus de cinq mille estampes) mais documentant abondamment chaque facette de son art (estampes, illustrations pour l’édition, peintures) voici probablement la mouture définitive de son travail encyclopédique sur ce maître du Monde flottant.

L’édition chez Citadelles & Mazenod de sa parfaite traduction française, due à la plume informée de Jean-François Allain, est l’occasion de la publication d’un ouvrage artistement composé : reliure japonaise, grand in-folio, serti dans un coffret entoilé, le livre invite à une déambulation de l’œil dans celui qui fut, au sein même de ce Japon encore pris dans les temps historiques avant que l’ère Meiji ne le fasse entrer dans le monde moderne, le divulgateur d’un monde bientôt perdu.

Littéralement, l’ampleur des formats, l’intelligence de la composition nous immergent dans ce Japon de la première moitié du XIXe siècle, le texte de Matthi Forrer formant plus qu’un contrepoint : on y apprend tout de la vie de l’artiste, de ses années d’apprentissage auprès d’Utagawa Toyohiro à sa mort subite (il sera emporté par l’épidémie de choléra qui décime la population d’Edo en octobre 1858) en passant par l’âge d’or des grandes séries descriptives (La Route du Tokaido, Edo, Le Mont Fuji) qui le désignent plus qu’aucun autre comme le maître absolu du paysage : même Hokusai n’aura pas son génie de la composition, la franchise de ses couleurs que la qualité des reproductions saisit ici avec une réelle acuité.

Les six chapitres croisent la biographie avec des lectures thématiques et scindent l’œuvre : d’un côté l’univers des estampes où le style de l’artiste se forme puis s’accomplit, de l’autre l’invention, la fantaisie, le sens du relief dramatique qui font la force de ses illustrations comme de ses tableaux, de ses fabuleux Kacho-ga où il explore le monde des oiseaux ou des poissons, univers parallèles qui lui permettent de s’affranchir des codes avec des bonheurs multiples.

Le finale du livre nous conduit évidemment à Paris mais aussi à Londres : l’emprise des estampes d’Hiroshige, venues en Europe par le canal des diplomates néerlandais, s’augmentera considérablement par la somptueuse collection qu’Edmond et Jules Goncourt assemblèrent pour le plus grand profit des Impressionnistes. Si Monet fut fasciné par La Vague d’Hokusai, Sisley, Pissarro, Whistler collectionnèrent avec passion les estampes d’Hiroshige, Matthi Forrer insistant à juste titre sur l’influence décisive de l’ukiyo-e sur la peinture moderne de paysage en Europe, chez les Impressionnistes et même au-delà (Van Gogh, peintres symbolistes, nabis). En refermant cet ouvrage éclairant, un rêve me prend. Et si demain Matthi Forrer révélait les estampes de Keisa Eisen ou celles de Tsurana Morizumi ?

Par les peintres, les estampes d’Hiroshige imprimèrent leurs couleurs chez les musiciens français. Debussy, pris d’une nippomanie qu’il partageait avec Pierre Louÿs, les collectionnait, elles se sont infiltrées dans son imaginaire, et partant, dans ses portées. Justement, Warner célèbre le centenaire de la disparition de l’auteur des Estampes en un coffret de 33 CD reproduisant sur chacune de ses pochettes des œuvres de l’ukiyo-e, majoritairement signées Hiroshige, mais aussi Hokusai, Koson et Morizumi.

Le coffret est en soi une œuvre d’art, il présente l’intégrale absolue de l’œuvre de Debussy, y compris toutes les versions différentes de la main du compositeur ou de ses proches, l’éditeur ayant préféré graver les fragments de La Chute de la maison Usher dans sa mouture originale plutôt que de rééditer le parachèvement orchestral de Juan Allende Blin (ce qui explique l’absence de l’enregistrement de Georges Prêtre, que je regrette pourtant).

La sélection des interprétations, dûe à Philippe Pauly, est impeccable (pour exemple on retrouve les Préludes selon Youri Egorov, les œuvres pour deux pianos avec Geneviève Joy et Jacqueline Bonneau, le Prélude à l’après-midi d’un faune avec Alain Marion et Jean Martinon, La Mer et les Nocturnes avec le Philharmonia et Carlo Maria Giulini, le Quatuor par les Ebène, Menuhin et Gendron dans les Sonates, Pelléas et Mélisande selon Eric Tappy, Rachel Yakar et Armin Jordan, ma version de cœur), le tout s’accompagne d’une étude éclairante sur l’homme et l’œuvre signée par Denis Herlin.

Ultime disque : les rouleaux de piano capturant le jeu de Debussy mais aussi ses rares gravures acoustiques où il accompagne Mary Garden dans les Ariettes oubliées et la Chanson de la tour de Mélisande, de la magie pure.

Indispensable base de toute discothèque Debussy, les sons parfaits pour illustrer les images du livre de Matthi Forrer et en accompagner la lecture.

LES REFERENCES DU JOUR


Matthi Forrer, Hiroshige – Citadelles & Mazenod, un livre d’art de 288 pages
Acheter le livre sur le site des Editions Citadelles & Mazenod ou sur Amazon.fr


Claude Debussy (1862-1918)
The Complete Works
Un coffret de 33 CD du label Warner Classics 0190295736750
Acheter l’album sur Amazon.fr – Télécharger ou écouter l’album en haute-définition sur Qobuz.com

Photo à la une : © DR