23 avril 1965, Richter donne un unique récital à l’Academy of Music de Brooklyn, programme classique commencé chez Beethoven, fini en bis par son Ravel favori, La Vallée des cloches, paysage ici vraiment esseulé, empli d’un mystère inquiet, à l’inverse de tout le reste du concert où Richter semble bien plus libre qu’à Carnegie Hall.
La 18e Sonate pleine de traits piquants, de foucades, d’accents à la volée, signale un de ces soirs de folie où Richter n’a peur de rien, prend tous les risques, y compris celui de déglinguer assez rapidement son piano qu’il ne ménage pas. Mais c’est Beethoven qu’on gagne à tant de risques et d’exaltations, qui s’exhausseront en un combat plus spirituel dans un Opus 110 absolument libre, de phrasés, d’agogiques, d’accents. Et comme cela chante !, rappelant que Richter fut longtemps répétiteur de théâtre lyrique.
Plus étrangement venues, les Variations sérieuses vous ont de ces noirceurs, une tension que Richter assume avec une quasi morgue, les faisant entendre comme elles ne sonnent jamais, non plus une méditation mais un drame. À sa manière unique, dérangeant, révélateur.
Les trois pièces de Brahms sont bizarres à force de réinterprétation, Richter distendant l’Intermezzo en ut de l’Op. 119 comme s’il ne voulait pas le jouer ainsi qu’on l’entend d’habitude. Mais quelles couleurs ! La part russe est plus attendue, moins exaltante, Richter tenant la mesure de la Deuxième Sonate de Prokofiev un rien trop stricte, jouant sérieux, pour probablement mieux se libérer chez Rachmaninov dans la brève Etude-tableau en fa dièse mineur.
Soirée enregistrée (assez bien) avec les moyens du bord, de la salle, avec tousseurs, mais ce piano rayonnant et impérieux emplit le micro. Leslie Gerber, auteur de cette saga d’inédits de Richter publié par Parnassus ajoute le Concerto de Gershwin musardé par Richter au Grand Théâtre de Tours en juin 1993, j’y étais mais je le retrouve plus architecte, avec même quelques assombrissements dans l’Allegro dont je n’avais pas souvenance. Il y a du Ravel dans ce Gershwin, Richter connaissait son sujet.
Il apparaît ici bien plus libre que lors du concert enregistré six jours plus tard à Schwetzingen sous la baguette sentencieuse de Christoph Eschenbach (SWR Classic), comme si les tempos moins surveillés des Lettons emmenés avec une certaine poésie par Paul Mägi le laissait plus libre de savourer l’invention de Gershwin l’accordant à la forme parfaite de son Concerto.
LE DISQUE DU JOUR
Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Sonate pour piano No. 18 en mi bémol majeur, Op. 31 No. 3
Sonate pour piano No. 31 en
la bémol majeur, Op. 110
Felix Mendelssohn-Bartholdy (1809-1847)
Variations sérieuses, op. 54
Johannes Brahms (1833-1897)
Rhapsodie en sol mineur, Op. 79 No. 2
Intermezzo en la mineur, Op. 118 No. 1 (Allegro non assai, ma molto appassionato)
Intermezzo en ut majeur, Op. 119 No. 3 (Grazioso e giocoso)
Sergei Prokofiev (1891-1953)
Sonate pour piano No. 2 en ré mineur, Op. 14
Sergei Rachmaninov (1873-1943)
Etude-tableau en fa dièse mineur, Op. 39 No. 3
Maurice Ravel (1875-1937)
Miroirs (2 extraits : IV. Alborada del gracioso, V. La vallée des cloches)
Enregistré à Brooklyn, à l’Academy of Music, le 22 avril 1955
George Gershwin (1898-1937)
Concerto pour piano et orchestre en fa majeur
Enregistré à Tours, au Grand Théâtre, le 24 juin 1993
Sviatoslav Richter, piano
Latvian National Symphony Orchestra
Paul Mägi, direction
Un album de 2 CD du label Parnassus PACD 96061/2
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Photo à la une : © DR