Il y a une énigme Belle au bois dormant : le ballet s’achève avec l’Acte II, Tchaïkovski pose sa plume et en prend une autre, absolument neuve pour un troisième acte de pure fantaisie, où il écrit un tout autre orchestre, vif, pointu, cherchant et trouvant des timbres nouveaux, comme excusé par le style grand siècle et un néo-classicisme où déjà Stravinski semble pointer le bout du nez. Ce hiatus des styles, Antal Doráti et Boris Khaïkine l’auront entendu, alors que tant d’autres chefs passent dessus d’un geste charmant, gommant les aspérités, lissant les rythmes, affadissant les couleurs.
C’est oublier qu’à la fin des années 1880, Tchaïkovski visait un style nouveau que sa mort précipitée en suicide laissera au seuil de tous ses possibles, ce que Vladimir Jurowski, qui aura appris l’œuvre auprès de son père, fervent défenseur du moins couru des trois grands ballets, comprend avec une acuité stupéfiante. Son troisième acte est d’une virtuosité éblouissante et invite toutes les inventions de Tchaïkovski à se faire entendre, au point que j’ai le sentiment de découvrir la modernité de ces pages, trop longtemps dissimulée par l’excuse du bizarre que la fantaisie s’empresse de fournir à des interprètes plus paresseux.
Mais sa relecture emportée, fulgurante du Prologue et des deux premiers Actes est tout aussi radicale, poème narratif qui se soucie peu de la danse mais danse pourtant, avec une puissance de suggestion, une animation des récits, un art de décrire qui me laissent pantois.
Ah oui !, Charles Perrault est loin, mais c’est tout le grand style du ballet impérial qui lui vole la vedette, incarné par la fabuleuse alchimie qui réunit Vladimir Jurowski et son orchestre russe. Ce ballet-opéra si assumé est-il le prologue à l’enregistrement complet de la trilogie par les mêmes ? Je les entends déjà dans le songe dramatique du Lac des Cygnes, dans les fantaisies du noël gothique de Casse-noisette.
LE DISQUE DU JOUR
Piotr Ilitch Tchaïkovski (1840-1893)
La Belle au bois dormant, Op. 66, TH 13 (ballet intégral)
The State Academic Symphony Orchestra of Russia “Evgeny Svetlanov”
Vladimir Jurowski, direction
Un album du label ICA Classics ICAC5144
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Photo à la une : © DR