Chostakovitch voyait dans La Passagère le chef-d’œuvre de Weinberg au point qu’il aurait voulu être l’auteur de ce qui fut, qui plus est dans la Soviétie des années soixante-dix, le premier opéra sur la Shoah. Il le trouvait d’une actualité brûlante alors que le Kremlin laissait les juifs russes s’exiler au compte-gouttes, ultime torture.
Chef-d’œuvre ? Oui, où Weinberg célèbre la mémoire de sa famille polonaise disparue dans les camps de la mort, au travers de Marta et de Tadeusz qui vont sans rien abdiquer de leur vérité morale droit derrière ce « mur noir » qui désigne dans la bouche des prisonniers les chambres à gaz. Le livret d’Alexander Medvedev, tiré du livre autobiographique de Zofia Posmysz (on la voit se joindre à la troupe pour les saluts), La Passagère de la cabine 45, est aussi habile que troublant : Liese, une ancienne gardienne d’Auschwitz, croit y reconnaître une de ses victimes, Marta, mais elle est morte comme son violoniste de fiancé, Tadeusz, tué pour avoir joué à un dîner d’officiers nazis non une valse mais la Chaconne de Bach (Weinberg en fait le moment le plus spectaculaire de son ouvrage, troisième tableau du deuxième acte).
On passe sans cesse du confort feutré du Transatlantique en route vers le Brésil que Weinberg pimente de musique de jazz, à la nuit et au brouillard d’Auschwitz, stupéfiante mise en regard entre le monde des morts, et celui, corrompu, vain, abscons, des vivants, Weinberg, en génie de la chose théâtrale, faisant monter la tension à mesure que la panique saisi Liese. Marta est-elle vivante, vraiment ? Ou son fantôme suffirait-il à ruiner l’avantageux mariage qu’elle a contracté avec Walter, un diplomate allemand, véritable sauf-conduit de dénazification ?
En 2006, l’ouvrage refit surface en Russie, mais uniquement en version de concert, puis avec une pointe de génie et le sens du timing qu’on lui connaît, David Pountney le monta à Bregenz sous la direction échevelée de Teodor Currentzis (spectacle filmé et édité par Neos, réf. 5106), ouvrant la voix à d’autres mises en scène des deux côtés de l’Atlantique, dont celle, inspirée, d’Anselm Weber pour l’Opéra de Francfort.
Finalement, la Russie verra elle aussi La Passagère à la scène, spectacle que documente le DVD aujourd’hui publié par Dux. La modestie de la scène de l’opéra d’Ekaterinenbourg convient à ce sujet intime et pourtant historique, l’efficacité de la régie de Thaddeus Strassberger s’appuie d’abord sur une direction d’acteurs au cordeau, où chaque émotion s’exprime, saisie avec art par les caméras.
Elle me semble aller plus loin dans la vérité de l’œuvre que ne le faisait le spectacle autrement expansif de Bregenz, surtout pour les nuit et brouillard d’Auschwitz. La palme revient à la Liese de Nadezhda Babintseva, monstre calculateur poursuivi par ses fantômes, quelle incarnation, quelle voix ! Son diplomate de mari n’est que veulerie, ce qu’illustre jusque dans son timbre le Walter de Vladimir Cheberyak, ténor de caractère parfaitement taillé pour le rôle.
Le couple des amants sacrifiés est radieux jusqu’au travers des épreuves quasi initiatiques qui les mèneront à la délivrance par la mort, tous portés par l’orchestre tour à tour brillant ou spectral qu’Oliver von Dohnányi dose en dramaturge. L’œuvre ne cesse de fasciner. Et maintenant, si l’opéra d’Ekaterinenbourg montait l’autre chef-d’œuvre lyrique de Weinberg, L’Idiot ?
LE DISQUE DU JOUR
Mieczyslaw Weinberg (1919-1996)
La Passagère, opéra en 2 actes et épilogue, Op. 97
Natalia Kalova, soprano (Marta)
Dimitri Starodubov, baryton (Tadeusz)
Nadezhda Babintseva, mezzo-soprano (Liese)
Vladimir Cheberyak, ténor (Walter)
Olga Tenyakova, soprano (Katya)
Ekaterina Neyzhmak, mezzo-soprano (Krystyna)
Irina Kulikovskaya, mezzo-soprano (Vlasta)
Tatiana Nikanorova, mezzo-soprano (Hannah)
Aleksandra Kulikova, contralto (Bronka)
Natalia Mokeeva, soprano (Ivette)
etc.
Orchestre du Théâtre de l’Opéra et Ballet d’Ekaterinburg
Oliver von Dohnányi, direction
Un DVD du label DUX 8387
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Photo à la une : © DR