Opus ultimum

15 novembre 1987, pour son premier concert avec les Berliner Philharmoniker, Sir Simon Rattle osait la 6e Symphonie de Gustav Mahler, enflammant l’orchestre, cravachant le quatuor, violentant les cuivres, prenant d’assaut la Philharmonie par une lecture radicale que les Berlinois, les membres de l’orchestre comme leur public n’ont jamais oubliée. Le label des Berliner a bien raison de l’éditer à nouveau dans le cadre de ce somptueux livre-disque suscité par l’ultime concert de Rattle en tant que directeur de l’orchestre donné le 20 juin 2018 vingt-neuf ans plus tard : à nouveau la Sixième Symphonie de Mahler, mais plus du tout la même œuvre.

Adieu geste héroïque, adieu ivresse de la jeunesse, noir c’est noir. Jamais la Sixième n’aura autant mérité son qualificatif de « Tragique », sonorités sombres, lignes fuligineuses, rythmes inquiétants, la nature même du son, fermé, intensément compact, sans soleil, s’est métamorphosée. Sommet, un Finale désespéré, sans une once de répit, qui s’exhausse progressivement vers une abstraction sonore. Cette conception sidérante s’explique encore mieux en regardant le concert : la tension y est palpable et plus encore le renoncement à tout geste extérieur.

Autre opus ultimum, mais cette fois pour Mahler lui-même. Sir Simon Rattle n’avait laissé au disque qu’une interprétation de Das Lied von der Erde durant ses années à Birmingham, version baryton avec un Thomas Hampson bouleversant. Cinq mois avant la Sixième de Berlin, il donne avec Magdalena Kožená un crépusculaire Chant de le terre hélas entâché par un ténor brouillon, Stuart Skelton, qui s’y égosille. Le ténor est si souvent la paille de cet enregistrement qu’on devrait à peine le remarquer si par ailleurs les trois lieder incarnés par Magdalena Kožená n’étaient pas si touchants.

Mezzo claire dans une œuvre où les contraltos auront sublimé leurs chants, et alors ? Comme jadis Nan Merriman, Magdalena Kožená esseule son Der Einsame im Herbst à fleur de lèvres, poème mystérieux de vent, de feuilles mortes dans la nuit, d’une poésie ineffable. Von der Schönheit est subtilement ouvragé, et le parlando de la longue phrase osé et réussi.

Mais ce sera l’Abschied qui restera longtemps dans votre mémoire. Kožená le compose comme un drame philosophique, entre récits, apartés, et déclamations, miracle de composition où la langue si évocatrice de Hans Bethge se marie dans les ombres d’un orchestre magicien. La beauté des vents, le quatuor irréel, la flûte comme un oiseau dans le paysage, le creusement des pianissimos, et cette voix solitaire qui s’interroge, impossible de ne pas l’entendre vous arrêter le cœur, impossible de ne pas y revenir encore et encore.

LE DISQUE DU JOUR

Gustav Mahler (1860-1911)
Symphonie No. 6 (2 versions enregistrée en concert, le 15 novembre 1987 et le 20 juin 2018)

Berliner Philharmoniker
Sir Simon Rattle, direction

Un album de 2 CD et 1 Blu-Ray Disc, au format italien, du label Berliner Philharmoniker Recordings BPHR180231
Acheter l’album sur le site du label Berliner Philharmoniker Recordings

Gustav Mahler (1860-1911)
Das Lied von der Erde

Stuart Skelton, ténor
Magdalena Kožená, mezzo-soprano
Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks
Sir Simon Rattle, direction

Un album du label BR-Klassik 900172
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Photo à la une : © DR