Tout Scriabine fut toujours dans Scriabine. C’est ce truisme que proclame ce disque noir qui va du Prélude de l’Opus 2, murmurando, beau comme un regret, œuvre d’un adolescent de dix-sept ans, aux Préludes de l’Opus 74, postludes aux deux Danses de l’Opus 73 – quel dommage que le pianiste letton ne les ait pas incluses dans cet album ! – écrits durant la première année de la Grande Guerre, strictement le même univers, en germe puis éclos. Le 27 avril 1915, l’auteur du Poème de l’extase disparaissait des suites d’une septicémie.

Ce que le Prélude de l’Opus 2 laissait entrevoir, le chromatisme exalté, les formules closes de la grande Fantaisie Op. 28 l’exposent : ce piano est fasciné par l’abîme. Il ira des volutes à l’ascèse, du symbolisme à l’abstraction lyrique, et à compter des années 1910 sera tout simplement futuriste, opérant sa propre révolution que Nikolai Roslavets et Arthur Lourié ne parviendront pas à excéder.

Ce modernisme implacable qui sait être sinistre, Vestard Shimkus l’exalte dans un clavier amer, comme empoisonné, où même la raréfaction du Très lent de l’Opus 74 est tendue à rompre. Le jeune homme a une telle conscience de la noirceur de cet univers qu’il semble en être le compositeur, littéralement il parle la langue de Scriabine comme personne ne l’aura parlé depuis Vladimir Sofronitzky, assumant ses étrangetés, ses ellipses, ses heurts surtout qui détruisent le romantisme et abordent de nouvelles galaxies de sons.

Un piano ? Un laboratoire, évident dans la formule obsessive de la brève Sixième Sonate, mais aussi dans le vol diffracté du volando de la Quatrième Sonate. Vestard Shimkus pousse même l’audace à rendre étrange la Valse en la bémol majeur, jouée dans une ombre trouble. Quelle science pianistique des sfumatos, des arrière-plans harmoniques ! … un rêve de valse plutôt dont le crescendo s’échappe telle une fusée.

Je me demande si cet explorateur poursuivra son voyage.

LE DISQUE DU JOUR

Alexandre Scriabine (1872-1915)
Prélude en si majeur, Op. 2 No. 2
Fantasie en si mineur, Op. 28
Sonate pour piano No. 4 en fa dièse majeur, Op. 30
Valse en la bémol majeur, Op. 38
Feuillet d’album en mi bémol majeur, Op. 45 No. 1
Feuillet d’album en fa dièse majeur
Feuillet d’album, Op. 58
Poème-Nocturne, Op. 61
Sonate pour piano No. 6, Op. 62
5 Préludes, Op. 74

Vestard Shimkus, piano

Un album du label Artalinna ATL-A025
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Photo à la une : le pianiste et compositeur letton Vestard Shimkus – Photo : © Jean-Baptiste Millot