Intemporel

Cinquante-deux Sonates. Au fond, le chiffre importe peu, ce qui importe c’est le voyage. Lucas Debargue qui avait fréquenté si intimement les sortilèges de magie noire du Ravel de Gaspard de la Nuit pouvait-il être chez lui dans l’univers solaire de Scarlatti ?

Il abandonne le grand jeu de pédale qui lui avait offert les couleurs et les abîmes de ses premiers pas. Chez Scarlatti, il ne veut surtout pas être ce collectionneur de toiles de maîtres que fut Horowitz aussi génialement que l’on sait.

Les couleurs mêmes, suggérées dans un clavier qu’il sait ombrer d’une manière surprenante, creusant le son jusqu’à l’estompe – écoutez le cantabile de la Sonate K. 534, le souvenir de comment Marcelle Meyer jouait Scarlatti semble y passer – ne seront pas éclatantes, mais moirées, troublées, vivantes, les rythmes suggérés ne voudront pas trop d’Espagne, non, il faut oublier la couche superficielle du texte pour mieux le voir et le faire entendre.

Le point essentiel du discours de Debargue, car discours il y a, est bien de montrer comment Scarlatti n’est pas un miniaturiste, pas plus ce héros du Dix-huitième Siècle, mais bien un enfant du siècle précédent, un conservateur qui comme Bach pense sa modernité non dans le décor mais dans le discours.

Alors, le temps long, cette vertu ignorée de tant d’interprètes de Scarlatti, s’installe sonate après sonate, les danses deviennent des idées de danse, les arias comme détachées d’opéras imaginaires, reparaissent dans un legato tout vocal. Le toucher simple, direct, sans effet, importe dans les inventions, les surprises, les élans, le tourbillon baroque, une sorte de rectitude, un rien de sévérité qui sont bien le signe qu’une certaine aspiration à l’abstraction prévaut. Quasi un jansénisme. Cela va bien au fond à ces musiques qui auront raisonné dans les sévérités de l’Escorial, leur redonne ce port de tête, ce maintien, cette impassibilité qui n’empêchent aucune audace, et surtout pas celles de l’harmonie, mieux !, les exposent.

Cette manière singulière, unique depuis Marcelle Meyer qui pourrait être la seule référence au piano, mais comment ne pas songer au geste tout aussi classique d’un Scott Ross au clavecin, en irritera certains. Elle m’enchante, elle m’enchaîne surtout, car sans concession au plaisir, c’est un univers qu’elle montre, débarrassée des retouches de la tradition, conscient de ce que les clavecinistes d’aujourd’hui, de Pierre Hantaï à Bertrand Cuiller, auront dévoilé : le clavier de Scarlatti pense, atelier ouvert à tous vents.

LE DISQUE DU JOUR

Domenico Scarlatti
(1685-1757)
Sonates pour clavier, K. 6, 14, 25, 27, 32, 45, 69, 105, 106, 107, 109, 113, 115, 125, 172, 192, 193, 196, 206, 211, 212, 214, 242, 244, 247, 253, 258, 260, 268, 302, 308, 343, 404, 405, 414, 431, 438, 443, 447, 461, 462, 468, 469, 474, 477, 491, 521, 526, 531, 534, 535, 545

Lucas Debargue, piano

Un coffret de 4 CD du label Sony Classical 190759444627
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Photo à la une : © DR