Monte-Carlo, 26 avril 1911, le rideau des Ballets Russes se lève sur un décor de Léon Bakst, ciel d’azur, saules pleureurs, Arcadie. Serait-ce, avec une année d’avance, déjà Daphnis ? Non. C’est Narcisse et Echo de Nikolai Tcherepnine. Diaghilev avait tourné le dos au ballet de la cour de Saint-Pétersbourg, non sans l’avoir pillé de certains de ses meilleurs éléments.
Dont Tcherepnine, auteur d’un Pavillon d’Armide qui avait ouvert la première saison de sa compagnie à Paris après le refus des Théâtres impériaux. Il augmenta sa partition de quelques numéros pour un jeune danseur prodige que Diaghilev venait de sortir de son chapeau : Nijinski, tout juste expulsé avec perte et fracas de la troupe du Mariinski !
Mais entre Le Pavillon d’Armide, argument emprunté à Omphale de Théophile Gautier, orchestre très Tchaïkovski, style encore de grand ballet romantique, et Narcisse et Echo, si clair, si sensuel, si solaire, quel chemin ! Entre-temps, Tcherepnine avait choisi la France – il y résidera définitivement à compter de 1921 pour s’y éteindre à Issy-les-Moulineaux le 26 juin 1945 – et fait son miel des musiques nouvelles qu’on y entendait depuis le Pelléas et Mélisande de Debussy. Rien de plus aisé pour lui, qui fut l’élève de Rimski-Korsakov et dont l’orchestre avait pour devise « tout pour la couleur ».
Le si ravélien Narcisse et Echo est, comme Daphnis et Chloé, une partition d’une seule coulée, avec un très grand orchestre et un chœur à bouche fermée. Le retour du sujet à l’Antique fut imposé par Diaghilev. Adieux thèmes romanesques et pastiches rococo, place à la pastorale ou aux mystères de la Russie, voire au spectacle de son peuple. Tcherepnine choisit l’Arcadie, laissant à Stravinski la geste proprement russe : ce sera Pétrouchka.
Choix malheureux. Narcisse et Echo tomba immédiatement, Pétrouchka enflamma Paris. Pourquoi, un an plus tard, le même public voyant le rideau se lever sur un nouveau décor de Bakst – ciel d’azur, prés, cyprès, temple – et entendant au prélude une musique si proche, découvrant Daphnis ne se rappelait-il déjà plus Narcisse ? Heureusement, le disque s’est emparé de cette partition onirique : Gennady Rozhdestvensky en révéla les beautés opiacées dans les luxures de la prise de son Chandos.
Łukasz Borowicz en signe donc la seconde version au disque, raffinant les couleurs des Bamberger, dirigeant léger, transparent, avivant absolument la veine française que Rozhdestvensky opacifiait quelque peu, et plaçant ainsi le chef-d’œuvre parisien de Tcherepnine entre Daphnis et Chloé et Cydalise et le chèvre-pied. Avec cela un vrai esprit de ballet, tempos vifs pour les danseurs, et jeu à la corde saisissant l’intensité théâtrale de tout ce qui ressort ici de la pantomime.
Łukasz Borowicz ouvre son disque avec un tout autre univers pourtant coulé de la même plume, cette Princesse lointaine, prélude symphonique à la pièce d’Edmond Rostand, où Tcherepnine compose un orchestre très Rimski, très Liadov, couleur russe pour un drame français.
Le jeune chef polonais aura-t-il l’audace d’enregistrer les autres ballets de Tcherepnine, en commençant par Le Pavillon d’Armide ?
LE DISQUE DU JOUR
Nicolas Tcherepnine
(1873-1945)
La Princesse lointaine, Op. 4 (Prélude Symphonique)
Narcisse et Echo, Op. 40 (Ballet)
Bamberger Symphoniker
Łukasz Borowicz, direction
Un album du label CPO 555250-2
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Photo à la une : le chef d’orchestre Łukasz Borowicz – Photo : © Katarzyna Zalewska