Malinconia

Adolescent, Tatiana Nikolayeva lui aura montré les secrets de son art, comment elle faisait chanter les polyphonies dans les timbres, rayonner les harmonies dans les lignes de chant, Nikolai Lugansky l’aura immédiatement compris, et jeune homme n’hésitait pas à présenter des concerts entièrement dévolus à Jean-Sébastien Bach où il avouait mieux qu’une filiation, un génie personnel, qu’elle lui avait permis de se découvrir. Bach ne dura qu’un temps, le disque venu, Lugansky s’illustra par une version hautaine des terribles Etudes-tableaux, qu’il emportait d’un geste sombre : l’affaire était entendue, il serait chez lui dans l’immense corpus de Rachmaninov.

Le voir enfin venir à tous les Préludes(il avait déjà enregistré l’Opus 23 pour Erato) causa une certaine surprise parmi la critique. Son piano de cendre, le ton rugueux des cantabiles, le refus de trop colorer un univers qu’il perçoit comme à la fois intime et tragique, font entendre les deux cahiers et le trop célèbre Prélude en ut dièse mineur dans des teintes assourdies, qu’éclairent les registres savamment différenciés d’un clavier où tout résonne, sans jamais vouloir briller. Cette réserve est par son maintien, son jeu à la corde où le réglage des pédales évite l’ampleur orchestrale pour lui préférer la confidence, une ascèse qui aura pu en rebuter plus d’un et moi-même au début, trouvant devant tant de hauteur un vertige que je ne m’expliquais pas.

Il aura fallu que je me retrouve à nouveau désarçonné par son nouvel opus pour que je me replonge dans ce Rachmaninov et le comprenne enfin. Nouvel opus inattendu qu’un plein disque Franck selon Nikolai Lugansky ? Pas vraiment. Pour lui qui aura appris son piano en Bach, c’est au contraire une évidence. Mais il n’entend pas les deux grands triptyques comme ces musiques saint-sulpiciennes que tant de pianistes auront noyé d’affects, histoire de conception certes, mais d’instrument aussi.

Je ne sais rien de ce Steinway D « Henry » de Giulio Passadori, mais il sonne comme les grands Steinway du début du XXe siècle que j’ai pu entendre, médium qui chante tout seul, aigus ambrés qui ne claquent jamais, et ces graves qui ouvrent dans le meuble le pédalier d’un orgue.

Lugansky refuse tout geste esthétique, son Prélude, Choral et Fugue a quelque chose d’amer, de tourmenté, d’âpre jusque dans l’émotion du Choral qui ne s’était plus entendue depuis Blanche Selva ou Alfred Cortot ; Prélude, Aria et Final chante avec une élégance qui refuse pourtant les charmes, va droit, semble une prière, Cortot encore ?

S’y ajoute le Prélude, Fugue et VariationHarold Bauer est parvenu à faire entrer l’orgue dans son piano. Ecoutez comment Lugansky égrenne le motif hypnotique de l’Andantino, ronde lente et triste, et cette main gauche qui porte comme un orgue.

Puisque Bauer avait transcrit le triptyque tirés des Six Pièces d’orgue, Nikolai Lugansky ose approprier à son piano le chant du cygne bouleversant qu’est le Deuxième Choral, et c’est Bach qui rayonne soudain, comme si Tatiana s’était penchée par-dessus l’épaule de son fils spirituel, lui dictant cette évidente transcription.

LE DISQUE DU JOUR

Sergei Rachmaninov
(1873-1943)
Prélude en ut dièse mineur,
Op. 3 No. 2

10 Préludes, Op. 23
13 Préludes, Op. 32

Nikolai Lugansky, piano
Un album du label harmonia mundi HMM902339
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César Franck (1822-1890)
Prélude, Choral et Fugue,
FWV 21

Prélude, Aria et Final, FWV 23
Prélude, Fugue et Variation, Op. 18, FWV 30 (arr. pour piano seul : Harold Bauer)
Choral pour orgue No. 2 en si mineur, FWV 39 (arr. pour piano seul : Nikolai Lugansky)

Nikolai Lugansky, piano (Steinway D « Henry », de Giulio Passadori, préparé par Luca Zanotti)
Un album du label harmonia mundi HMM902642
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Photo à la une : le pianiste Nikolai Lugansky – Photo : © DR