Quel étrange souhait venant de la part d’un éditeur aussi artiste que Supraphon : Saša Večtomov s’était fait depuis vingt ans une sacrée réputation à Prague en interprétant chaque année les Suites de Bach. Son père, premier violoncelle de la Philharmonie Tchèque, les lui avait montrées dès que l’adolescent fut en mesure de les jouer, il n’avait plus cessé depuis. A l’été 1984, Supraphon lui demanda finalement d’enregistrer le cahier dans la salle d’orgue du Rudolfinum, mais à la condition que les six Suites tinrent sur deux microsillons. Il fallait abandonner toutes les reprises. Večtomov n’hésita pas, dessinant plus encore les danses et les récits qui dans ce bref imposé, filaient avec un surplus de vie.
La sonorité légendaire, si lyrique, si pleine de celui qui fut le plus grand violoncelliste tchèque de sa génération, éclate dans cette gravure si singulière, chantant avec une générosité, une ardeur que l’on entendait déjà dans son insurpassée gravure du Deuxième Concerto de Martinů. Mais ce chant si dense sait aussi élever les allemandes et les sarabandes vers une dimension supplémentaire où la spiritualité d’un Casals semble s’inviter : cet archet parle comme celui du Catalan, mais sans toute sa rugosité, le timbre uni de grande viole du Gagliano 1712 qu’il avait choisi explicitement pour cet enregistrement, si beau, l’en garde.
C’est aussi un Gagliano, mais sorti de l’atelier du fils en 1720, qu’a choisi de jouer Isang Enders. Le nouveau prodige du violoncelle allemand, qui fut le plus jeune premier violoncelle de la Staatskapelle de Dresde (il avait tout juste vingt ans), a gravé ces Suites en une grande année dans les boiseries du Studio Teldex de Berlin, après avoir refusé la publication d’un premier enregistrement pourtant déjà monté : le travail si singulier dans le studio d’enregistrement lui avait ouvert de nouvelles perspectives, il fallait recommencer.
Sonorités rondes, archet fluide, phrasés débordant d’imagination, c’est d’abord à une célébration de la danse que nous convie ce virtuose dont les foucades alternent avec des pleins et des déliés envoûtants, d’une finesse de traits, d’une profondeur d’inflexion qui n’est pas sans me rappeler la toute récente version d’Emmanuelle Bertrand.
Décidément, la nouvelle génération entend ces Suites comme de pures pièces de plaisir, musique heureuse, solaire, avec une certaine italianita dans le mouvement, quelque chose absolument appris des lectures historiquement informées, mais transcendé par une ivresse de la danse qui emporte les six Suites d’un seul trait, Isang Enders refusant de les jouer dans l’ordre d’édition du cahier, les répartissant en deux ensembles (V, II, IV puis III, I, VI), le premier en teintes plus lumineuses que le second, ajoutant à la BWV 1011 les notes supplémentaires prises dans la version pour luth (BWV 995) qui serait l’original de la 5e Suite.
Le discours du jeune homme est si singulier, son tête-à-tête avec chacune des suites si brillant qu’il est impossible d’en suspendre l’écoute. La note d’intention de l’artiste est révélatrice, le texte sur les Suites, signé par Kit Armstrong, un des partenaires favoris d’Isang Enders, évidemment passionnant.
LE DISQUE DU JOUR
Johann Sebastian Bach (1685-1750)
Les 6 Suites pour violoncelle seul (Intégrale)
Suite No. 1 en sol majeur, BWV 1007
Suite No. 2 en ré mineur, BWV 1008
Suite No. 3 en ut majeur, BWV 1009
Suite No. 4 en mi b maj, BWV 1010
Suite No. 5 en ut mineur, BWV 1011
Suite No. 6 en ré majeur, BWV 1012
Saša Večtomov, violoncelle
Un album de 2 CD du label Supraphon SU4275-2
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Johann Sebastian Bach
Les 6 Suites pour violoncelle seul (Intégrale)
Suite No. 1 en sol majeur, BWV 1007
Suite No. 2 en ré mineur, BWV 1008
Suite No. 3 en ut majeur, BWV 1009
Suite No. 4 en mi b maj, BWV 1010
Suite No. 5 en ut mineur, BWV 1011
Suite No. 6 en ré majeur, BWV 1012
Isang Enders, violoncelle
Un album de 2 CD du label Berlin Classics 09055BC
Acheter l’album sur le site du label Supraphon, sur le site www.clicmusique.com, ou sur Amazon.fr – Télécharger ou écouter l’album en haute-définition sur Qobuz.com
Photo à la une : le violoncelliste Isang Enders – Photo : © DR