Opéra pour Venise, qui le vit le 29 décembre 1709 (ou 1710, le doute demeure) sur la scène du Teatro sa Giovanni Crisostomo, Agrippina est autant l’œuvre de son librettiste, Vincenzo Grimari, cardinal versé dans la diplomatie, que d’un Haendel pas encore trentenaire et qui n’avait à son jeune catalogue que quatre opéras (dont deux ne nous sont pas parvenus).
L’intrigue mêlant sexe et politique, le ton ironique qui fait perdurer ici l’esprit de Cavalli et donne à l’œuvre une couleur très particulière qui ne se retrouvera pas dans le reste du théâtre handélien, le mixte entre esprit vénitien et style napolitain, les airs à grande virtuosité qui seront un modèle pour Vivaldi, lui-même bientôt favori des théâtres de la Sérénissime, et un orchestre étoffé, placent décidément l’œuvre à part.
Elle eut de la chance au disque, Gardiner lui donnant l’esprit du théâtre et l’élégance d’un certain classicisme derrière la comédie, Jacobs prenant le relais en accentuant les influences vénitiennes, piquant les récitatifs d’une fantaisie théâtrale un rien encombrante : on n’est tout de même pas totalement chez Cavalli, du moins pour la musique.
Christopher Hogwood dirigea le revival de la Fenice avec un trio de choc, Margarita Zimmermann, Martine Dupuy, Bernadette Manca di Nissa (l’enregistrement existe), Nicholas McGegan en avait fait l’un des fleurons de sa série Haendel pour harmonia mundi, et Véronique Gens réserva à Jean-Claude Magloire sa splendide Agrippina, un modèle de sensibilité et de machiavélisme qui répondait à l’incarnation plus dramatique de Della Jones.
Ce sera pour l’Agrippina de Joyce DiDonato qu’Erato aura assemblé une distribution cherchant à égaler celle de Gardiner dont les atouts majeurs étaient Della Jones, Agrippina sidérante d’un bout à l’autre du rôle, la Poppea de Donna Brown, le Claudio si bien chantant (et trop noble pour celui que Poppée obsède tant) d’Alastair Miles, le Nerone incroyable de Derek Lee Ragin.
Franco Fagioli ne lui dame pas tout à fait le pion, histoire de timbre, de mots moins tranchants, de virtuosité différente – Ragin était stratosphérique, un vrai Farinelli, Fagioli plus mezzo. La Poppea d’Elsa Benoit n’a pas le charme de Donna Brown, affaire de timbre, mais se rattrape par le piquant ; Luca Pisaroni charge un rien trop son Claudio et sonne fatigué, alors qu’en Junon, Marie-Nicole Lemieux fait armes égales avec Anne-Sophie von Otter.
Mais Joyce DiDonato mettra tout le monde d’accord, campant les fourberies, les doubles-jeux de ce personnage ambivalent, dangereux, l’incarnant d’une inflexion, d’un appui, en voix glorieuse.
Autre merveille, pour les élégies quasi-féminines d’Ottone, le timbre pur, les mots sveltes de Jakub Józef Orliński sont, toute discographie comparée, intouchables.
Direction vive, preste, efficace de Maxim Emelyanychev, mais il ne faut pas un instant lui comparer la verve, les éclats, le vrai théâtre que faisait ici un Gardiner sachant qu’il avait à ressusciter l’œuvre d’un jeune homme.
LE DISQUE DU JOUR
Georg Friedrich Haendel (1685-1759)
Agrippina, HWV 6
Joyce DiDonato,
mezzo-soprano (Agrippina)
Elsa Benoit, soprano (Popppea)
Luca Pisaroni,
baryton-basse (Claudio)
Franco Fagioli, contre-ténor (Nerone)
Jakub Józef Orliński, contre-ténor (Ottone)
Andrea Mastroni, basse (Pallante)
Carlo Vistoli, contre-ténor (Narcisso)
Biagio Pizzuti, baryton (Lesbo)
Marie-Nicole Lemieux, contralto (Giunone)
il pomo d’oro
Maxim Emelyanychev, direction
Un coffret de 3 CD du label Erato 19029533658
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Photo à la une : la mezzo-soprano Joyce DiDonato – Photo : © DR