Au début des années 2010, Sony publia une intégrale des Symphonies de Beethoven où Christian Thielemann ne renouait pas avec une tradition furtwänglérienne à laquelle tant l’associent par pur fantasme, mais imposait son propre monde : tempos larges, orchestre creusé, geste impérieux, mais une conduite toujours fluide où l’on peut voir et entendre la puissance organique du langage symphonique beethovénien, l’efflorescence de ses constructions aux ramifications puissantes. Maître du temps, il laisse s’amplifier les crescendos et les rythmes, impassible, réglant tout dans une lumière aveuglante. Qui faisait ainsi Beethoven chez les grands anciens ? Plutôt Hans Knappertsbusch, dont on néglige trop les enregistrements éparses des symphonies de Beethoven qu’il nous aura laissés.
Les captations des symphonies publiées chez Sony sont-elles les même que celles des concerts filmés au Musikverein à la même époque pour C Major ? Comparaison faite, certainement non, la nature de la prise de son, bien plus ample et précise, profonde et colorée dans l’exceptionnelle finesse du rendu des Blu-Ray fait entendre les Wiener Philharmoniker dans tous leurs kaléidoscopes de teintes et d’accents alors que la captation de Sony les comprimait. Ici, tout respire, et le geste large de Thielemann prend son sens, apollinien absolument.
Les grandes symphonies (Nos. 3, 5, 7, 9, contre toute attente, sont sans grandiloquence, d’un lyrisme ardent (et la 7e de bout en bout une splendeur), alors que les symphonies de format plus modeste rayonnent dans un classicisme où Haydn n’est jamais loin, et jusqu’à la Huitième, solaire, où les Viennois se déboutonnent presque. L’édition est somptueuse, l’ajout des conversations entre Joachim Keiser et Thielemann précieux, et en coda, la Missa solemnis à Dresde ajoute une dimension supplémentaire : l’art de Thielemann est allemand d’abord par sa spiritualité, cela s’entend dans un Benedictus hors du monde, rayonnant.
Sortant de cette expérience, je me suis replongé dans le cycle tout récemment gravé avec les mêmes Wiener Philharmoniker par Andris Nelsons. J’ai longtemps tourné autour de ce bel album si bien édité, au format d’un livre, abondamment illustré, proposant les neuf Symphonies à la fois en CD et en Blu-Ray. Là encore, et comme pour l’intégrale de Thielemann, le Blu-Ray est incomparable. Une première écoute m’avait laissé sec. Après tant d’intégrales aventureuses où l’on repeignait Beethoven de frais, je ne parvenais pas à entrer ici. Comment un si jeune chef pouvait-il à ce point faire fi de ce que, depuis David Zinman, les symphonies de Beethoven étaient devenues ?
L’écoute du cycle de Thielemann aura été salutaire, j’abandonnais enfin les préjugés, et cette terrible incapacité d’entendre lorsque je refuse d’être surpris. Andris Nelsons vient d’ailleurs, il entend Beethoven en son fort intérieur, au point que tout au long de l’intégrale, les équilibres sonores auxquels nous sommes tant habitués sont bouleversés. Emblématique de sa direction fougueuse, tout entière portée par l’humeur, l’Eroica, cravachée, précipitée, emplie de phrasés et d’accents expressifs qui ignorent la pure beauté sonore pour faire entendre tout le bouillonnement novateur du révolutionnaire.
Impossible d’entendre l’intégrale d’un trait, il faut « travailler » l’écoute symphonie par symphonie pour comprendre à quel point Nelsons aura refusé de concevoir son interprétation pour lui garder ce caractère improvisé, éruptif, qui saisit aussi bien le geste vif de la 4e que les musiques strictement descriptives d’une Pastorale sidérante de lyrisme, un opéra de la Nature. Je crois bien qu’une lecture aussi aventureuse, et parfois imparfaite, non par la réalisation mais par ce qu’elle laisse encore comme voies ouvertes (il y a une irrésolution intrigante, comme si Nelsons ne voulait pas choisir), n’aurait pas été possible avec un autre orchestre que les Wiener Philharmoniker, si prompts à suivre ce jeune homme pressé.
Mais d’où pouvait bien lui venir un tel tempérament beethovénien qui lui permettait de prendre à rebrousse poil tout ce que les interprétations historiquement informées auront imposé ici, mieux, de les ignorer? Après l’artiste, son modèle. Je n’avais pas réentendu les Beethoven de Mariss Jansons depuis sa mort. Son intégrale pour la Radio Bavaroise plaçait en écho au cycle des Symphonies des pièces de compositeurs contemporains inspirées par Beethoven.
Je mets l’Eroica dans la platine, l’orchestre rugit, se cabre, puis soudain tout s’ordonne dans un geste implacable, les Bavarois chantent large et hardis ; le son coupant, net et pourtant profond fait danser un orchestre que Mravinsky n’eut pas désavoué.
Vite, l’Allegro ma non troppo de la Neuvième, mystère profond, musique venue d’une autre planète, toute en sfumato sombre. Les deux pôles d’une intégrale qu’il faut reconsidérer : la mettre en regard avec celle d’Andris Nelsons produira son lot d’étonnements, soulignant des affinités électives, pointant des divergences, dévoilant entre ces deux génies un dialogue que seul Beethoven, cet irréductible, pouvait susciter.
LE DISQUE DU JOUR
Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Les Symphonies (Intégrale)
No. 1 en do majeur, Op. 21
No. 2 en ré majeur, Op. 36
No. 3 en mi bémol majeur, Op. 55 « Eroica »
No. 4 en si bémol majeur, Op. 60
No. 5 en ut mineur, Op. 67
No. 6 en fa majeur, Op. 68 « Pastorale »
No. 7 en la majeur, Op. 92
No. 8 en fa majeur, Op. 93
No. 9 en ré mineur, Op. 125 « Chorale »
Annette Dasch, soprano – Mihoko Fujimura, mezzo-soprano – Piotr Beczala, ténor – Georg Zeppenfeld, basse – Singverein der Gesselschaft der Musikfreunde Wien
Ouverture « Coriolan », Op. 62
Ouverture « Egmont », Op. 84
Missa solemnis en ré majeur, Op. 123
Krassimira Stoyanova, soprano – Michael Schade, ténor – Franz-Josef Selig, basse
Wiener Philharmoniker (Symphonies)
Staatskapelle Dresden (Missa Solemnis)
Christian Thielemann, direction
Un coffret de 4 Blu-Ray du label C Major Entertainment 749914
Acheter l’album sur le site www.clicmusique.com ou sur Amazon.fr
Ludwig van Beethoven
Les Symphonies (Intégrale)
No. 1 en do majeur, Op. 21
No. 2 en ré majeur, Op. 36
No. 3 en mi bémol majeur, Op. 55 « Eroica »
No. 4 en si bémol majeur, Op. 60
No. 5 en ut mineur, Op. 67
No. 6 en fa majeur, Op. 68 « Pastorale »
No. 7 en la majeur, Op. 92
No. 8 en fa majeur, Op. 93
No. 9 en ré mineur, Op. 125 « Chorale »
Camilla Nylund, soprano – Gerhild Romberger, mezzo-soprano – Klaus Florian Vogt, ténor – Georg Zeppenfeld, basse – Singverein der Gesselschaft der Musikfreunde Wien
Wiener Philharmoniker
Andris Nelsons, direction
Un coffret de 5 CD et 1 Blu-Ray du label Deutsche Grammophon 4837071
Acheter l’album sur Amazon.fr – Télécharger ou écouter l’album en haute-définition sur Qobuz.com
Ludwig van Beethoven
Les Symphonies (Intégrale)
No. 1 en do majeur, Op. 21
No. 2 en ré majeur, Op. 36
No. 3 en mi bémol majeur, Op. 55 « Eroica »
No. 4 en si bémol majeur, Op. 60
No. 5 en ut mineur, Op. 67
No. 6 en fa majeur, Op. 68 « Pastorale »
No. 7 en la majeur, Op. 92
No. 8 en fa majeur, Op. 93
No. 9 en ré mineur, Op. 125 « Chorale »
Christiane Karg, soprano – Mihoko Fujimura, mezzo-soprano – Michael Schade, ténor – Michael Volle, basse – Chor des Bayerischen Rundfunks
Johannes Maria Staud (né en 1974)
Maniai
Misato Mochizuki (née en 1969)
Nirai
Rodion Chtchedrine (né en 1932)
Beethovens Heiligenstadter Testament
Raminta Šerkšnytė (née en 1975)
Fires
Giya Kancheli (1935-2019)
Dixi
Jörg Widmann (né en 1973)
Con brio
Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks
Mariss Jansons, direction
Un coffret de 6 CD du label BR-Klassik 900119
Acheter l’album sur le site du label BR-Klassik https://www.br-shop.de/beethoven-sinfonien-1-9.html ou sur Amazon.fr – Télécharger ou écouter l’album en haute-définition sur Qobuz.com
Photo à la une : le chef d’orchestre Andris Nelsons – Photo : © Marco Borggreve