Un Romantique, Chopin ? Un Classique, répond François Dumont, sachant que sur le piano du Polonais, Le Clavier bien tempéré n’était jamais loin. Alors le belcanto facile, les songeries à la Bellini que tant de doigts auront mis aux Nocturnes, les faisant toiles peintes, s’estompent enfin devant ce discours rigoureux et ardent ; ce piano, qui ne rêve pas, mais énonce des sentiments tragiques, poursuit jusque dans les pianissimos les plus nets cette touche amère qui évite toute joliesse.
Cela en désarçonnera plus d’un, mais cette roideur, cette tension sans hystérie, ces lignes qui parlent plus qu’elles ne chantent revisitent des textes rabâchés, leur donnant soudain une gravité d’émotion, une ampleur que je n’y avais plus trouvé depuis Claudio Arrau.
Si le piano joué pour l’album Chopin est beau, un peu trop égal (Steinway ? aucune mention dans le livret ne le mentionne…), il ne saurait atteindre à la personnalité sidérante du Gaveau des années folles choisi pour ce qui s’annonce comme une nouvelle intégrale du piano de Fauré.
Près d’un demi-siècle de musique passe dans ces treize opus, le ton aventureux, les harmonies dorées, l’allant de barcarolle (4e) des premiers laissent peu à peu un abîme s’ouvrir jusqu’à l’autre monde des ultimes Nocturnes, syntaxe abstraite où la surdité produit un nouveau monde sonore, celui d’une oreille de l’âme, Fauré rejoignant Beethoven.
Charnu, intense, aux registres immédiats, ce Gaveau sans apprêts est d’une beauté sauvage, et fait mentir l’idée d’un Fauré jouant du piano de salon. C’est toute l’âpreté magnifique de sa langue qui éclate ici. Il y a tant de présence qu’on peut toucher les notes, s’enivrer des harmonies. François Dumont sculpte à pleine pâte ces nuits gorgées d’étoiles, lacérées de précipices, jusqu’à citer en préambule à ses passionnantes notes l’envoi de Camille Saint-Saëns, toujours si fin juge, à son ami :
« Des accords savoureux, inouïs, téméraires,
semant un vague effroi,
apportant un écho des surhumaines sphères
inconnus avant toi. »
L’ardeur de ce clavier, la folie des emballements, les appassionatos fantasques des sections des Deuxième et Cinquième Nocturnes, la musique d’elfe, les inventions irréelles des pages médianes des Sixième et Septième Nocturnes (fascinant de comparer dans celui-ci la proposition de Dumont et le rouleau que nous en a laissé Fauré), les rubans en apesanteur dénoués et renoués du magique Huitième Nocturne, l’élégie comme voilée d’un crêpe pour Noémie Lalo qui fait du Onzième Nocturne un tombeau dans une lignée toute française, montrent déjà dans le jeu si présent de François Dumont, les vertiges noires, la violence sourde, les traits définitifs des deux ultimes opus, un autre monde, et alors parmi ce qui s’écrivait de plus radical pour le piano.
L’éloquence noire du Gaveau, son grain âpre, ses basses d’orgue, c’est la nuit ultime, la mort elle-même, il faut entendre comment François Dumont saisit cet univers pétri d’absolu, allant aussi loin dans le si mineur que jadis Albert Ferber, vacillant le texte, puis le saisissant dans une ultime profération.
Le disque à peine tu, je reviens à son début.
LE DISQUE DU JOUR
Frédéric Chopin (1810-1849)
3 Nocturnes, Op. 9
3 Nocturnes, Op. 15
2 Nocturnes, Op. 27
2 Nocturnes, Op. 32
2 Nocturnes, Op. 37
2 Nocturnes, Op. 48
2 Nocturnes, Op. 55
2 Nocturnes, Op. 62
Nocturne en mi mineur, Op. 72 No. 1
Nocturne en ut dièse mineur, Op. posth.
Nocturne en ut mineur, Op. posth.
François Dumont, piano
Un album de 2 CD du label Aevea Classics AE17044
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Gabriel Fauré (1810-1849)
3 Nocturnes, Op. 33
Nocturne No. 4 en mi bémol majeur, Op. 36
Nocturne No. 5 en si bémol majeur, Op. 37
Nocturne No. 6 en ré bémol majeur, Op. 63
Nocturne No. 7 en ut dièse mineur, Op. 74
Nocturne en ré bemol majeur (No. 8, extrait des « 8 Pièces brèves, Op. 84)
Nocturne No. 9 en si mineur, Op. 97
Nocturne No. 10 en mi mineur, Op. 99
Nocturne No. 11 en fa dièse mineur, Op. 104 No. 1
Nocturne No. 12 en mi mineur, Op. 107
Nocturne No. 13 en si mineur, Op. 119 >
François Dumont, piano
Un album du label Piano Classics PCL10186
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Photo à la une : le pianiste français François Dumont – Photo : © DR