Des pièces de charme ? Des pièces pour lui surtout, à usage privé, mais qui pourront faire office de bis, et puis aussi de miniatures à se jouer chez soi pour se faire les doigts.

On redécouvre progressivement, certaines préventions dues simplement à la bêtise enfin tombées, les œuvres de Paderewski. Kevin Kenner, si versé dans Chopin, en offre un plein disque magique, piochant dans deux cycles, les Humoresques de concert, Op. 14 et la série de morceaux Op. 16 regroupés sous le titre de Miscellanea ; Kevin Kenner y joue un Steinway de 1926 (No. D 233Y) d’une beauté asphyxiante, et pour cause, c’est le piano de Paderewski !

Ces couleurs, ce clavier doré, ce meuble qui chante avec le cadre, boisant les dièses, nacrant les bémols, sont tout ce qu’il faut pour rappeler que Paderewski, l’interprète comme le compositeur, disposait d’une palette que même Rachmaninov lui enviait (si vous voulez vous en persuader, écoutez les quelques faces Debussy qu’il nous a laissées). Avec cela un imaginaire de conte de fées, des visions suaves (Rachmaninov aurait pu écrire la section centrale de la Toccata), un piano brodé de notes en myriades où Medtner se serait certainement reconnu … et si Paderewski méritait de figurer dans leur panthéon ?

Après neuf pièces de charme ou de genre que Kevin Kenner scinde avec Dans le désert, cette étude-tableau en forme de toccata stupéfiante qui élargit l’horizon, vient la Sonate de 1903, son intrada d’orage très Rachmaninov, son Andante qui poursuit un motif de prière, son Allegro épique, chevauchée fantasque : oui, il y a bien un génie de la composition chez Paderewski, et aucune monographie discographique consacrée à son œuvre pianistique ne l’avait démontré avec autant d’art.

Une année plus tard, Nelson Goerner répondait au disque manifeste de Kevin Kenner avec un album quasiment tout Paderewski, en se privant du sublime Steinway historique joué par son confrère, lui préférant un Steinway moderne qui en comparaison paraît bien anonyme.

Mais Goerner a assez d’art dans sa manche pour faire vite oublier la relative platitude d’un clavier si égal, d’autant qu’il offre l’autre chef-d’œuvre de 1903, le vaste cahier des Variations et Fugue sur un thème original. Paderewski les composa à Morges, dans sa retraite au bord du lac Léman, en même temps que la Sonate, ce qui ne manque pas de surprendre, car leurs écritures sont à l’opposé. Mais quelle maîtrise de la forme (on sent qu’il aura étudié les Variations sur un thème de Haendel de Brahms), et comment Goerner en fait rayonner le discours hautain, les formes parfaites !

Après un tel sommet, il ajoute deux bis qu’il dépoussière, le fameux Nocturne que Paderewski donnait si volontiers en bis (comparer les propositions de Kenner et de Goerner sera éclairant), cédant à son public, et la première des Métamorphoses symphoniques sur des motifs de Johann Strauss de Godowsky, celle sur Künstlerleben.

Et là, il se fait sorcier, refusant les effets, sculptant les arabesques, retenant le temps avec les étouffoirs, faisant valser quasi immobile cette folie délicieuse, cette ivresse et soudain, impeccable, ne bougeant pas un doigt, assis imperturbable, le visage immobile, je crois voir Godowsky.

LE DISQUE DU JOUR

Ignacy Jan Paderewski
(1860-1941)
6 Humoresques de concert, Op. 14 (I. Menuet en sol majeur,
II. Sarabanda en si mineur,
III. Caprice en sol majeur à la manière de Scarlatti,
IV. Burlesque en fa majeur,
V. Intermezzo polacco en ut mineur,
VI. Cracovienne fantastique en si majeur)
Dans le désert – Toccata en mi bémol majeur, Op. 15
Mélodie en sol bémol majeur, Op. 16 No. 2
Nocturne en si majeur, Op. 16 No. 4
Sonate en mi bémol mineur, Op. 21

Kevin Kenner, piano
Un album du label Institut Frédéric Chopin de Varsovie NIFCCD 057
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Ignacy Jan Paderewski (1860-1941)
Variations et Fugue sur un thème original en mi bémol mineur, Op. 23
Nocturne en si majeur, Op. 16 No. 4
Leopold Godowski
(1870-1938)
Métamorphose symphoniques sur des thèmes de « Künstlerleben » de Johann Strauss fils

Nelson Goerner, piano
Un album du label Institut Frédéric Chopin de Varsovie NIFCCD061
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Photo à la une : le pianiste et compositeur Ignacy Jan Paderewski – Photo : © DR