Cyrus Meher-Homji insiste dans son éclairante note sur l’inimitié à sens unique qui résulta de la nomination de Zubin Mehta à la tête du Los Angeles Philharmonic : Georg Solti ne pardonnera jamais à son cadet de vingt-quatre ans de lui avoir ravi ce poste en froissant malgré lui son amour propre, les musiciens ayant co-opté le jeune homme comme chef assistant, mettant leur directeur musical devant le fait accompli.
On connaît la suite, Solti reprenant une carrière de chef invité jusqu’à trouver son orchestre américain à Chicago en 1969 (et pour plus de vingt ans), Mehta s’installant sur l’estrade du Royce Hall pour quinze ans. Au fond les musiciens californiens avaient de la suite dans les idées : Solti avait fait sensation à Vienne, créature de John Culshaw pour quelques intégrales lyriques devenues intemporelles, dont un Ring et un cycle Strauss mémorables, Mehta lui aussi transportait dans le soleil de la West Coast les éclairages plus automnaux de la capitale habsbourgeoise, élève de Hans Swarowsky au côtés de Claudio Abbado, il avait fait de saisissants débuts au concert comme au disque avec les Wiener Philharmoniker, enregistrant d’inoxydables versions de la Résurrection de Gustav Mahler, de la 9e d’Anton Bruckner, de la 4e de Franz Schmidt. Plus viennois d’ascendance strictement côté orchestre que Solti ? Voir.
Car à Los Angeles, l’appel du nouveau monde, et les ambitions techniques de l’équipe Decca, lui ouvraient grandes les portes du répertoire, de Beethoven à Copland, et lui offriraient des cycles Tchaikovski et Richard Strauss entendant bien poser de nouveaux standards pour le marché Nord-Américain. Mehta et son orchestre s’y montreront brillant au possible, glorieusement captés, mais derrière tant d’éclat persistait chez le chef ce verni, cette poésie, ce sens d’une exaltation sombre qui venait de l’Ancien Monde. Avec cela des Stravinski, des Ives, un plein disque Varèse, ouvrant grand sur le XXe siècle : porte d’entrée royale, un Sacre beau comme une panthère.
Pourtant le plus saisissant de cet héritage reste tout ce qui, directement, provient du répertoire viennois : admirable Adagio de la 10e de Mahler, 3e d’anthologie (avec Forrester) qui atteint aux mêmes sommets que sa Résurrection viennoise, surprenante 5e qui ne renonce à aucun rubato, ensemble Schoenberg fascinant : cette Nuit étouffante, ces Variations belles comme un Kupka, cette Première Symphonie de chambre aux efflorescences méphitiques sont envoûtantes, comme les 4e et les 8e de Bruckner qu’il ne réussira plus à ce degré d’incandescence.
Dans les marges, outre un disque Ravel qui s’écoutera par curiosité, trois merveilles : une 4e de Nielsen prise dans des tempos fous, un Poème de l’extase sous opiacés qui regarde droit dans les yeux celui de Golovanov, et des Planètes stupéfiantes pour l’impact comme pour le rêve.
La somme est magistralement assemblée, présentée, commentée, elle affirme qu’en effet les années californiennes de Zubin Mehta furent ses plus heureuses.
LE DISQUE DU JOUR
Zubin Mehta & Los Angeles Philharmonic Orchestra
The Complete Decca Recordings
Œuvres de Ludwig van Beethoven, Richard Strauss, Gustav Mahler, Arnold Schoenberg, Edward Elgar, Franz Liszt, Modeste Moussorgski, Piotr Ilitch Tchaïkovski, Camille Saint-Saëns, Antonin Dvořák, Anton Bruckner, Charles Ives, Giuseppe Verdi, Carl Maria von Weber, Aaron Copland, William Kraft, Igor Stravinsky, Gustav Holst, Nikolai Rimski-Korsakov, Alexandre Scriabine, Edgar Varèse, Carl Nielsen, Leonard Bernstein, George Gershwin, Franz von Suppé, Johann Strauss, John Williams, Georges Bizet
Los Angeles Philharmonic Orchestra
Zubin Mehta, direction
Un coffret de 38 CD du label Decca 4850374
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Photo à la une : Danny Kaye et Zubin Mehta sur la scène du Los Angeles Music Center – Photo : © Otto Rothschild Collection/Los Angeles Music Center Archives