A Paris, dans le petit appartement que lui louait la Princesse Obreskoff (dans les bras de laquelle la légende voulut que le musicien rendit son dernier soupir) se tenait un piano droit sur lequel Chopin donnait ses leçons et qu’il caressait dans sa solitude, jouant ses œuvres mais aussi celles de son musée sonore imaginaire, Bach et Mozart. Il avait convaincu la princesse de se doter également d’un pianola pour ses propres appartements, soigneusement choisi par lui. On croyait ces instruments perdus jusqu’à ce que l’un d’eux soit redécouvert voici dix ans et restauré selon les règles de l’art.
Petite caisse, mais infiniment sonore, avec ses simples doubles cordes qui lui font des aigus de piccolo, des médiums de rossignol, des graves chantants et légers, toute une poésie qui s’accorde sous les doigts magiciens d’Alexei Lubimov à Chopin bien sûr, et d’abord à sa Berceuse jouée dans un paradis de sonorités, mais aussi aux teintes plus sombres de la Barcarolle, à Bach dont trois Préludes et Fugues retrouvent dans l’allégement des timbres, l’ingénuité poétique des équilibres, comme le souvenir du clavicorde.
Le velours des basses donnera à la mélancolie dans laquelle s’ouvre la Fantaisie en ré mineur toutes les ombres nostalgiques qu’y aura évoquées Mozart, mais aussi l’équilibre émouvant entre cantabile et récitatif que le pouvoir évocateur de ce clavier unique forme en pure poésie. Et je redécouvre les charmes d’un instrument hors du temps, loin des vertus du piano moderne, qui, sans répétition, sans double échappement, nous parle d’un temps perdu. Chopin était chez lui avec un tel instrument, déjà Liszt n’aurait pu l’être.
Mais c’est l’âme même de ce pianola qui enserre celle d’Alexei Lubimov, affinités électives qui nous saisissent dans la petite marche en apesanteur du Prélude BWV 869, et soudain dévoilent des horizons saisissants au long d’une Clair de lune emplie des couleurs.
Cette gourmandise des instruments aura accompagné Alexei Lubimov depuis toujours, même depuis ses années d’U.R.S.S. où jeune homme, il traquait les pianos historiques et se penchait sur les clavecins des palais. A compter des années 1980, il fit son miel des nombreux claviers historiques réinventés ou retrouvés par le mouvement d’interprétation sur instruments d’époque, piano tangentiel, pianoforte, Erard du début du XIXe siècle, Pleyel du début du XXe siècle.
Cette merveilleuse odyssée sur les claviers d’ébène et d’ivoire est contée de 2011 à 2015, de Haydn à Stravinsky dans les six premiers albums du coffret que publie Alpha, en y ajoutant un premier enregistrement daté de 1997 où paraît l’autre face de l’art d’Alexei Lubimov : Berg, Webern et Ives rappellent que ce maître des répertoires anciens commença chez les Modernes, apôtre des compositeurs de son temps dans une U.R.S.S. qui les tenait sous le boisseau.
Sommet de l’ensemble, deux disques Beethoven où le génie moderniste éclate, magnifié par la singularité des deux instruments (un Erard de 1802 pour trois sonates picturales – Clair de lune, Tempête, Waldstein – et un Graf de 1828 pour les trois ultimes), avant que les deux cahiers des Impromptus de Schubert ne viennent chanter dans le grand cadre boisé d’un admirable Matthias Müller.
Portait complet auquel s’ajoute le disque de l’Institut Chopin, avec son pianino tombé du ciel.
LE DISQUE DU JOUR
Alexeï Lubimov at Chopin’s home piano
Frédéric Chopin (1810-1849)
Prélude en ut dièse mineur,
Op. 45
Barcarolle en fa dièse majeur, Op. 60
Prélude en la bémol majeur,
B. 86
Johann Sebastian Bach (1685-1750)
Prélude et Fugue en ut dièse mineur, BWV 849
Prélude et Fugue en fa dièse majeur, BWV 858
Prélude et Fugue en si mineur, BWV 869
Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)
Fantasia en ré mineur, K. 397/385g
Ludwig van Beethoven (1756-1791)
Sonate pour piano No. 14 en ut # mineur, Op. 27 No. 2 « Clair de lune »
Alexei Lubimov, pianino Pleyel 1843
Un album du label Institut Chopin de Varsovie NIFCCD071
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Franz Joseph Haydn (1732-1809)
Les sept dernières Paroles du Christ en Croix, Op. 51, Hob. III:50-56
Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)
Sonate pour deux pianos en ré majeur, K. 448
Larghetto et Allegro en mi bémol majeur, K. deest
Adagio et Fugue en ut mineur, K. 546a (transcription : Franz Beyer)
Quatuor No. 2 en mi bémol majeur, K. 493 (arr. pour deux claviers : J. G. Pratsch)
Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Sonate pour piano No. 30 en mi majeur, Op. 109
Sonate pour piano No. 31 en la bémol majeur, Op. 110
Sonate pour piano No. 32 en ut mineur, Op. 111
Franz Schubert (1797-1828)
4 Impromptus, D. 899 (Cahier 1)
4 Impromptus, D. 935 (Cahier 2)
Igor Stravinsky (1882-1971)
Concerto en mi bémol majeur, “Dumbarton Oaks” (version pour 2 pianos)
Concerto pour 2 pianos (version pour deux pianos : John Cage)
Erik Satie (1866-1925)
Socrate
Cinéma (transcription pour piano 4 mains : Darius Milhaud)
Charles Ives (1874-1954)
Piano Sonata No. 2, “Concord, Mass., 1840-60”
Anton Webern (1883-1945)
Variations pour piano, Op. 27
Alban Berg (1885-1935)
Sonate, Op. 1
Alexei Lubimov, piano(forte)
Yury Martynov, pianoforte
Slava Poprugin, piano
Marianne Henkel, flûte
Un coffret de 7 CD du label Alpha 570
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Photo à la une : le pianiste Alexei Lubimov, avec son collègue Yury Martynov, enregistrant la musique de Mozart pour le label Zig-Zag Territoires – Photo : © DR