Quelle singularité !, surtout ne pas entrer dans Le Clavier bien tempéré comme dans un temple, et même seulement dans une architecture. Alexandra Papastefanou n’entend pas se mesurer au grand œuvre, elle n’a que faire de la rhétorique, son art sera tout entier du côté des préludes inventifs, comme avide de leurs libertés, et les entendant d’abord en termes poétiques. Cet art a l’effet en horreur, au point qu’il pourra faire illusion auprès de certains par sa modestie. Ce piano chante mais dans l’ombre, rien ne s’y dévoile autrement que par une certaine concentration de l’écoute que l’absence d’affectation du geste de l’interprète commande.
Mais si l’on écoute jusqu’à entendre, si l’on laisse cette ample musique se déployer en oubliant d’ailleurs la singularité du piano, c’est bien Bach, son ordonnancement évident, qui transparaît derrière ce jeu d’une simplicité désarmante. Alexandra Papastefanou ne souligne rien, elle sait que le temps même des deux Livres travaille en quelque sorte pour elle, qu’il n’y aura qu’à laisser l’œuvre déployer son lacis végétal, la faire chanter suffira bien. À mesure, son Clavier se fait hypnose, et impose un recueillement qui n’est pas si loin de ce que le plus sacré chez Bach peut susciter.
Comme à revers, le brio des Suites françaises demanderait, croirait-on, des vertus inverses, mais la pianiste les coule dans son piano infiniment fluide où les ornements fleuriront sans jamais distendre la ligne, discrets et pourtant émouvants.
Le geste sur les pointes, l’élégance funambule de sa Sixième Suite montre toute la grâce de cet art qui sait infuser au long du cahier l’esprit de la danse sans qu’on entende les talons claquer : les formes se dessinent, le temps long s’impose jusque dans le divertissement, toutes les Suites s’appellent et se répondent. L’album ajoute des Fantaisies, et deux transcriptions prises aux Sonates de violon seul, Adagio nostalgique, Sonate énigmatique où du clavier elle évoque la voix de l’archet, quelle diseuse !
Voici qu’elle rassemble aujourd’hui en deux disques une brassée d’opus de l’année 1839 où Schumann s’immergea dans son piano, y cherchant la veine lyrique qui convient si naturellement à son art. Ouvrir l’album avec Humoreske, le chef-d’œuvre le plus complexe de tout le piano de Schumann, c’est proclamer qu’ici rien ne sera donné pour l’apparat – pas même un Carnaval de Vienne d’abord poétisé – mais cherchera dans la part sombre de l’auteur, Nachstücke, Romanzen, Blumenstück et jusqu’en l’Arabeske, les secrets de ce lyrisme sombre où l’auteur aura resserré l’essence de son univers.
LE DISQUE DU JOUR
Johann Sebastian Bach (1685-1750)
Le Clavier bien tempéré, Livres I & II, BWV 846-893
Alexandra Papastefanou, piano
Un album de 4 CD du label First Hand Records FHR65
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Johann Sebastian Bach (1685-1750)
Suite française No. 1 en ré mineur, BWV 812
Suite française No. 2 en ut mineur, BWV 813
Suite française No. 3 en si mineur, BWV 814
Suite française No. 4 en mi bémol majeur, BWV 815
Adagio en sol majeur, BWV 968
Suite française No. 5 en sol majeur, BWV 816
Suite française No. 6 en mi majeur, BWV 817
Fantasia en sol mineur, BWV 920
Prélude en ut mineur, BWV 921
Prélude (Fantasia) en la mineur, BWV 922
Sonate en ré mineur, BWV 964
Alexandra Papastefanou, piano
Un album de 4 CD du label First Hand Records FHR70
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Robert Schumann (1810-1856)
Humoresque, Op. 20
4 Nachtstücke, Op. 23
Arabeske en ut majeur, Op. 18
Blumenstück en ré bémol majeur, Op. 19
Faschingsschwank aus Wien, Op. 26
3 Romanzen, Op. 28
Bunte Blätter, Op. 99 (extraits : 3 Stücklein, Praeludium)
Fughette en sol mineur, Op. 32 No. 4
Phantasiestück en la majeur, Op. 124 No. 19
Alexandra Papastefanou, piano
Un album de 4 CD du label First Hand Records FHR112
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Photo à la une : la pianiste Alexandra Papastefanou – Photo : © DR