Le ton est donné dès l’entrée de la Première Ballade : chaque note dans les accords du choral s’entend pour elle-même, soupesées chacune dans un équilibre déjà polyphonique. Tout au long de ce qui est déjà pour le jeune Alexandre Kantorow un retour à Brahms – sa fulgurante Deuxième Sonate m’est restée en mémoire – s’affirme une volonté de contrôle fanatique. De la sonorité bien sûr, soupesée dans ses moindre détails – les piqués dans l’entre chiens et loups de la reprise de la même Première Ballade, tout le faux arc-en-ciel avant la coda de la Quatrième, mais du temps aussi, qu’il sait suspendre ou faire hésiter lorsque Brahms pose ses points d’interrogation harmoniques.
C’est d’un maître qui voit au-delà du piano, projette ces œuvres dans un orchestre imaginaire, la Troisième Sonate s’en trouvera transportée dans une sorte d’ivresse sombre d’autant plus troublante qu’elle est toujours sous contrôle. Soudain le pianiste semble se hausser au-delà des tempêtes qu’il provoque de son clavier, et regarder la scène avec un détachement étrange, créant une vertigineuse impression de distance au sein même du discours. Fascinant, mais est-ce bien ce jeune Brahms qui donne au romantisme allemand un nouvel horizon ? Il y a quelque chose de méphistophélique dans cet art du contrôle qui m’en tient un rien à l’écart. J’admire pour mieux me laisser emporter par l’élan de Jonathan Fournel, ou les sombres secrets d’Adam Laloum, mais soudain l’envie de réécouter le geste implacable de Kantorow me reprend. Décidément, c’est l’automne parfait pour cette Troisième Sonate !
Coup de génie, clore le disque avec l’admirable Chaconne pour la main gauche, où Brahms se montre d’une fidélité à Bach qui avoue sa dette envers les grands claviéristes baroques. La Chaconne, qui invente en quelque sorte le violon en tant qu’instrument polyphonique, aura fasciné d’autres maîtres du clavier, de Ferrucio Busoni à Skip Sempé, mais Brahms plie son génie dans celui de Bach, et de cela Alexandre Kantorow dit tout, jusqu’en une nudité du son qui sidère.
LE DISQUE DU JOUR
Johannes Brahms
(1833-1897)
4 Ballades, Op. 10
Sonate pour piano No. 3
en fa mineur, Op. 5
Chaconne von J.S. Bach, pour la main gauche (extrait des “5 Studies, Anh. 1a No. 1”)
Alexandre Kantorow, piano
Un album du label BIS Records 2600
Acheter l’album sur le site du label BIS Records ou sur Amazon.fr – Télécharger ou écouter l’album en haute-définition sur Qobuz.com
Photo à la une : le pianiste Alexandre Kantorow – Photo : © Sasha Gusov