Trois Sonates pour la viole et le clavecin, un solo pour un des airs majeurs de la Passion selon Saint-Jean et basta. Pourtant, Bach chérissait la viole, instrument alors sur son déclin, abandonné par les poètes, prolongé par les virtuoses. Elle lui offrait tout à la fois, l’harmonie et la mélodie, une richesse polyphonique certaine, mais pourtant il lui préférera le violoncelle pour ses six Suites en solo, plus vif de son, plus bref de touche, grand frère du violon qu’il transformera lui aussi en instrument polyphonique.
Lucile Boulanger a gravé voici un certain temps les trois Sonates, mais elle n’a pas voulu se résoudre à en rester là. Songeant à un disque consacré au filleul de Johann Sebastian, Carl Friedrich Abel, violiste virtuose qui enthousiasmait les mélomanes londoniens, ami inséparable de Jean-Chrétien Bach avec lequel il organisait des saisons de concerts, Lucile Boulanger prend le pari de mettre en regard quelques pièces maîtresses du filleul avec des œuvres du parrain, qu’elle adapte à la viole. Embarquée dans ce projet de récréation, elle met aussi sa plume à telle Gigue d’Abel, en augmentant l’harmonie pour la rapprocher de Bach, au point de la placer en conclusion d’une de ces « Suites imaginaires » dont tout le reste aura été pris au Cantor.
À mesure de l’écoute de ces deux disques, ce jeu de miroirs prend une dimension spirituelle, le premier disque fait la part belle à la danse, herborisant surtout dans les Suites pour violoncelle, mais prenant aussi au luth ou à la flûte. En son centre, trois solos d’Abel dont Lucile Boulanger savoure l’éloquence crépusculaire de son archet de diseuse. Magnifique.
Abel est le héros du second disque. Les danses s’éloignent, le grand jeu du virtuose laisse place à l’invention poétique – l’Arpeggio évoque les premières mesures de la Première Suite de Bach – et à un art savant des formes et des styles, où le violiste évoque le Grand Siècle de ses confrères français, convoque l’esprit d’un Marais, d’un Forqueray, comme dans le Tempo di Menuet, pure stylisation, une idée de danse.
Bach aura le dernier mot, Lucile Boulanger s’appropriant de son archet ample et tendre jusqu’à la fameuse Sicilienne de la Première Sonate, métamorphosée, au point que j’en oublie l’original pour violon. Ce n’est pas le moins troublant de ce voyage où elle nous emmène dans les profondeurs de voix humaine de son admirable grande caisse, si sonore, une magnifique basse de viole à sept cordes, signée par François Bodart d’après un instrument de Joachim Tielke, si généreusement captée par les micros d’Aline Blondiau.
LE DISQUE DU JOUR
Johann Sebastian Bach (1685-1750)
Prélude en ut majeur, BWV 846 (version pour viole de gambe : Lucile Boulanger)
Suite pour violoncelle No. 6 en ré majeur, BWV 1012 (3 extraits : II. Allemande, IV. Sarabande, V. Gavottes I & II – version pour viole de gambe : Boulanger)
Suite pour violoncelle No. 3 en ut majeur, BWV 1009 (extrait : III. Courante – version pour viole de gambe : Boulanger)
Prélude en ut mineur pour luth, BWV 999 (version pour viole de gambe : Boulanger)
Partita pour flûte en la mineur, BWV 1013 (extrait : IV. Bourrée anglaise – version pour viole de gambe : Boulanger)
Sonate pour violon No. 2 en la mineur, BWV 1003 (2 extraits : I. Grave,
IV. Allegro – version pour viole de gambe : Boulanger)
Sonate pour violon No. 1 en sol mineur, BWV 1001 (2 extraits : II. Fuga,
III. Siciliana – version pour viole de gambe : Boulanger)
Carl Friedrich Abel (1723-1787)
Allegro en la majeur, WK 212
Adagio en ré mineur, WK 209
Pièce (Andante) en ré mineur, WK 206
Allegro en ré mineur, WK 207
Pièce (Arpeggio) en ré mineur, WK 205
Pièce (Moderato) en ré mineur, WK 206
Allegro en ré majeur, WK 186
Fugue en ré majeur, WK 196
Pièce (Adagio) en ré majeur, WK 187
Menuet en ré majeur, WK 200
Vivace en ré majeur, WK 190
Lucile Boulanger, viole de gambe
Un album de 2 CD du label Alpha Classics 783
Acheter l’album sur le site du label Alpha Classics ou sur Amazon.fr – Télécharger ou écouter l’album en haute-définition sur Qobuz.com
Photo à la une : la gambiste Lucile Boulanger – Photo : © Alix Laveau