« N’essayez pas de faire comme moi ! », lançait Christian Ferras à ses élèves, médusés devant sa main gauche enveloppant les cordes sur le manche de son violon. Technique unique, prise dès l’enfance et qui surprit aussi ses professeurs parisiens, René Benedetti et Joseph Calvet, mais pas Georges Enesco dont les positions au violon étaient tout sauf académiques.
Cette singularité de sa main gauche lui autorisait des doigtés inaccessibles à d’autres, qu’il s’était inventés pour atteindre cette fluidité parfaite du cantabile, ce legato angélique, qu’un archet ardent transformait en poésie. Rien dans l’école française de violon n’aurait pu annoncer la comète Ferras, comme rien dans l’école de piano française n’aurait su prévoir l’avènement d’un Samson François.
Mais la technique, aussi singulière que parfaite, aussi brillante que musicale, ne suffit pas pour expliquer l’altitude sereine de ce violon, la ferveur de ses phrasés, l’ampleur orchestrale de ses registres et surtout, derrière le vernis éclatant, cette fragilité, cette émotion indicible qui se niche au creux même du son. Ferras a l’art de vous toucher au cœur soudain, au détour d’une phrase, son violon parle. Jacques Thibaud ne s’y était guère trompé, qui avait adoubé l’adolescent au sortir de son Prix du Conservatoire, le congratulant sur le trottoir de la rue de Rome ; il se retrouvait dans cet art lyrique, dans ce timbre de cantatrice venu d’un autre temps.
Championné par Enesco, le jeune homme va dévorer les concours et s’attirer l’admiration de Yehudi Menuhin, entendant dans la ferveur de cet archet cette dimension spirituelle qui lui est si chère. La fin des années 1940 le propulse au devant de la scène, en France évidement où il crée la Sonate d’Honegger, mais en Allemagne surtout : Karl Böhm l’a repéré et lui offre pour ses débuts outre-Rhin en novembre 1951 rien moins que la Philharmonie de Berlin et le Concerto de Beethoven ! Entre temps, à l’occasion d’un concours en Hollande, le jeune homme s’est lié d’amitié avec Pierre Barbizet. Leur duo se forma d’évidence, les deux amis se décidant à explorer le répertoire.
Le disque s’en mêla, Decca d’abord qui, après quelques gravures pour la branche française (et des raretés, les Concertos d’Elizalde, Rodrigo et Semenoff, quelques bis), intronisera le Français dans la cour des grands, lui faisant enregistrer le Concerto de Brahms avec Carl Schuricht et les Wiener Philharmoniker et signant aussi le duo avec Barbizet : Ravel, Debussy, Fauré, deux Sonates de Mozart illustrent leurs affinités électives.
Merveille absolue de cette période Decca, un flamboyant Tzigane de Ravel pimenté par la baguette de Georges Sébastian. L’éditeur ajoute un inédit en CD, celui de deux Concertos de Mozart (l’un a été depuis rendu à son véritable auteur, Johann Friedrich Eck) avec le Stuttgarter Kammerorchester de Karl Münchinger.
L’itinéraire de Ferras désormais installé au pinacle du gotha violonistique se poursuivra chez His Master’s Voice des deux côtés de la Manche, avant que Karajan ne l’invite à passer sous label jaune pour une brassé de Concertos où son Stradivarius va chanter dans un soleil plus ardent encore.
Ces gravures intemporelles des opus de Bach, Beethoven, Brahms, Tchaïkovski et Sibelius, appartiennent à l’histoire du disque.
Rareté, le Concerto de Serge Nigg, qui rappelle combien Ferras était sensible aux œuvres de ses contemporains. Avec Barbizet, les Sonates de Brahms et de Schumann (celles de Beethoven seront pour EMI), éclipsées par le doublé Franck/Lekeu, autre intangible, puis pour coda en 1969 et 1971, deux récitals de pièces brèves dont le second n’aura paru qu’au Japon.
Tout cela réuni pour la première dans une édition parfaite, pochettes d’époque, texte éclairant de Tully Potter, entretien de Jean-Michel Molkhou et de Julien Szulman au sujet du microsillon japonais, un vrai « labour of love ».
LE DISQUE DU JOUR
CD 1
Fred Elizalde (1907-1979)
Concerto pour violon et orchestre
London Symphony Orchestra – Gaston Poulet, direction
Fritz Kreisler (1875-1962)
Praeludium und Allegro im Stil von Pugnani
Pablo de Sarasate (1844-1908)
Romanza andaluza, Op. 22 No. 1
Maurice Ravel (1875-1937)
Pavane pour une infante défunte, M. 19 (arr. pour violon et piano : Maganini)
Tzigane, M. 76
Pierre Barbizet, piano
Jules Massenet (1842-1912)
Méditation de « Thaïs » (version pour violon et piano)
Gabriel Fauré (1845-1924)
Berceuse, Op. 16
Ernest Lush, piano
CD 2
Joaquín Rodrigo (1901-1999)
Concierto de estío
Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire – Georges Enesco, direction
Ivan Semenoff (1917-1972)
Concerto pour violon, piano et orchestre
Pierre Barbizet, piano – Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire – Ivan Semenoff, direction
CD 3
Claude Debussy (1862-1918)
Sonate pour violon et piano, CD 148, L. 140
Gabriel Fauré (1845-1924)
Sonate pour violon et piano No. 2 en mi mineur, Op. 108
Pierre Barbizet, piano
CD 4
Ernest Chausson (1855-1899)
Poème, Op. 25
Maurice Ravel (1875-1937)
Tzigane, M. 76 (version orchestrale)
Orchestre National de Belgique – Georges Sébastian, direction
Arthur Honegger (1892-1955)
Sonate pour violon seul, H. 143
CD 5
Johann Sebastian Bach (1685-1750)
Sonate pour violon et clavecin No. 3 en mi majeur, BWV 1016
Concerto brandebourgeois No. 5 en ré majeur, BWV 1050
Concerto pour flûte, violon et clavecin en la mineur, BWV 1044
Céliny Chailley-Richez, piano – Jean-Pierre Rampal, flûte – Orchestre de l’Association des Concerts de Chambre de Paris – Georges Enesco, direction
CD 6
Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)
Sonate pour violon et clavier en la majeur, K. 305
Sonate pour violon et clavier en fa majeur, K. 376
Pierre Barbizet, piano
CD 7
Johannes Brahms (1833-1897)
Concerto pour violon et orchestre en ré majeur, Op. 77 (Cadenzas: Kreisler)
Wiener Philharmoniker – Carl Schuricht, direction
CD 8
Johann Friedrich Eck (1767-1838)
Concerto pour violon et orchestre en mi bémol majeur (anciennement attribué à Mozart, K. 268)
Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)
Concerto pour violon et orchestre No. 3 en sol majeur, K. 216
Stuttgarter Kammerorchester – Karl Münchinger, direction
CD 9
Johannes Brahms (1833-1897)
Concerto pour violon et orchestre en ré majeur, Op. 77 (Cadenzas: Kreisler)
Berliner Philharmoniker – Herbert von Karajan, direction
CD 10
Jean Sibelius (1865-1957)
Concerto pour violon et orchestre en ré mineur, Op. 47
Finlandia, Op. 26 [No. 7]
Berliner Philharmoniker – Herbert von Karajan, direction
CD 11
Robert Schumann (1810-1856)
Sonate pour violon et piano No. 1 en la mineur, Op. 105
3 Romances, Op. 94
Sonate pour violon et piano No. 2 en ré mineur, Op. 121
Pierre Barbizet, piano
CD 12
César Franck (1822-1890)
Sonate pour violon et piano en la majeur, FWV 8, CFF 123
Guillaume Lekeu (1870-1894)
Sonate pour violon et piano en sol majeur
Pierre Barbizet, piano
CD 13
Piotr Ilyitch Tchaikovsky (1840-1893)
Concerto pour violon et orchestre en ré majeur, Op. 35, TH. 59
Capriccio italien, Op. 45, TH. 47
Berliner Philharmoniker – Herbert von Karajan, direction
CD 14
Serge Nigg (1924-2008)
Concerto pour violin et orchestre No. 1
Marius Constant (1925-2004)
24 Préludes pour orchestre
Orchestre Philharmonique de l’O.R.T.F. – Charles Bruck, direction
CD 15
Johann Sebastian Bach (1685-1750)
Concerto pour violon, cordes et basse continue No. 1 en la mineur, BWV 1041
Concerto pour violon, cordes et basse continue No. 2 en mi majeur, BWV 1042
Concerto pour 2 violons, cordes et basse continue en ré mineur, BWV 1043*
*Michel Schwalbé, violon II ∙ Berliner Philharmoniker – Herbert von Karajan, direction
CD 16
Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Concerto pour violon et orchestre en ré majeur, Op. 61 (Cadenzas: Kreisler)
Berliner Philharmoniker – Herbert von Karajan, direction
CD 17
Johannes Brahms (1833-1897)
Sonate pour violon et piano No. 1 en sol majeur, Op. 78 « Regen »
Sonate pour violon et piano No. 2 en la majeur, Op. 100
Sonate pour violon et piano No. 3 en ré mineur, Op. 108
Scherzo de la Sonate pour violon et piano « F-A-E »
Pierre Barbizet, piano
CD 18
Rendez-vous musical avec Christian Ferras
Oeuvres de Kreisler, Schumann, Schubert, Mendelssohn, Dinicu, Dvořák, Massenet, Chaminade, Fauré, Rimski-Korsakov, Sarasate, Falla, Saint-Saëns, Stravinski
Jean-Claude Ambrosini, piano
CD 19
Air sul G – Morceaux favoris pour violon
Oeuvres de Rameau, Tchaïkovski, Granados, Mendelssohn, Debussy, Drdla, Bach, Boccherini, Ravel, Dvořák, Beethoven, Albéniz, Schubert, Kreisler
Shuku Iwasaki, piano
Christian Ferras, violon
Un coffret de 19 CD du label Deutsche Grammophon 4843652 (Collection « Eloquence Australia »)
Acheter l’album sur le site de la collection Eloquence, sur le site www.ledisquaire.com, ou sur Amazon.fr – Télécharger ou écouter l’album en haute-définition sur Qobuz.com
Photo à la une : le violoniste Christian Ferras, photographié par Pierre Auradon, ca. 1950 – Photo : © DR