Maurice Rosengarten, John Culshaw et l’équipe de Decca n’avaient pas attendu l’arrivée de la stéréophonie pour capturer dans l’acoustique discutée du Victoria Hall L’Orchestre de la Suisse Romande épargné en quelque sorte de la guerre et dont Ernest Ansermet avait assuré plus que la survie. Aucune formation en Europe, sinon certaines en Angleterre, ne disposait d’un répertoire aussi ample. La somptueuse monophonie développée par Decca avec son système FFRR avait capté l’essentiel du répertoire de cœur d’Ansermet, les Français, les Russes, de premiers Stravinski. La stéréophonie allait autoriser l’extension du répertoire discographique de la phalange romande afin d’inclure les Classiques et les Romantiques germaniques.
Des Beethoven altiers mais univoques – Ansermet se montrera plus inspiré avec d’autres orchestres et en concert, cherchez une Eroica à la NBC – laissent la place à des Haydn véloces, savoureux où clairement le chef et l’orchestre partagent un même plaisir d’éclairer les textes et d’envoler les rythmes. Chez les Romantiques, des Weber et des Mendelssohn prodigieux d’esprit font un peu oublier des Schumann littéraux, alors que le cycle Brahms, parfois imparfait d’orchestre, abrite une merveilleuse Deuxième Symphonie et une Quatrième solaire d’une rare intensité. Comment ne pas s’émerveiller malgré le chœur modeste devant Helen Watts si diseuse pour la Rhapsodie. Il ne faut pas oublier dans un Requiem allemand handicapé lui aussi par le chœur d’entendre Hermann Prey transfiguré par les paroles de L’Ecclésiaste.
Ailleurs la vertu cardinale de l’art d’Ansermet, le métronome hérité de son temps des Ballets russes, fait feu de tout bois, pour des Français parfois rares (la Troisième Symphonie de Magnard, celle de Chausson), et souvent verts (parfait pour Berlioz, Bizet, Chabrier et Lalo, un peu moins pour Roussel où l’orchestre est décidément astringent), voir soudain somptueux (La Péri de Dukas, quel dommage qu’il n’ait jamais enregistré la Symphonie en ut !). Le sommet est atteint chez Debussy, soudain fluide et fascinant à force de jeu de timbres (merveilles, Jeux, les Images, Le Martyre de Saint-Sébastien) ou chez Ravel qu’il poétise à force de tendresse et d’émotion : magnifique Daphnis avec la flûte incantatoire de Pépin, L’Enfant et les sortilèges inégalé, prodigieuses Schéhérazade (deux fois avec Suzanne Danco avant Régine Crespin).
Lorsque les Russes paraissent, Ansermet, conquis par l’apport spatial de la stéréophonie qu’il aura validé avec les écoutes en forme d’essais d’Antar, les sature de couleurs, arde leurs rythmes créant une anthologie fabuleuse dominée par deux pôles, des Rimski-Korsakov prodigieusement narratifs et des Stravinski parfaits, de texte, d’esprit, et demeurés intemporels.
Ajoutez-y l’anthologie Honegger, les trop rares Frank Martin et gardez pour la fin deux compositeurs, l’un repéré comme le terrain d’élection d’Ansermet, Manuel de Falla (toutes des gravures de référence, commencez par l’étourdissant Tricorne), l’autre où on ne l’attendait pas (et où on ne l’attend toujours pas) Sibelius, dont il aura signé, entre autres, une version vertigineuse de la Quatrième Symphonie.
Coffret artistement réalisé, disques aux minutages pantagruéliques, qui annonce, photographie de l’objet à l’appui, l’imminence de la parution d’un second volume consacré aux enregistrements monophoniques : le premier Pelléas et Mélisande, L’Heure espagnole et bien d’autres trésors sont promis à ceux qui ne les connaîtraient pas encore.
LE DISQUE DU JOUR
Ernest Ansermet
The Stereo Years
Œuvres de Johann Sebastian Bach, Joseph Haydn, Johann Nepomuk Hummel, Wolfgang Amadeus Mozart, Robert Schumann, Antonio Vivaldi, Leopold Mozart, Ludwig van Beethoven, Carl Maria von Weber, Felix Mendelssohn-Bartholdy, Franz Schubert, Johannes Brahms, Richard Wagner, Franz Liszt, Albéric Magnard, Hector Berlioz, César Franck, Léo Delibes, Maurice Ravel, Georges Bizet, Edouard Lalo, Emmanuel Chabrier, Gabriel Fauré, Albert Roussel, Paul Dukas, Ernest Chausson, Claude Debussy, Isaac Albéniz, Joaquín Turina, Manuel de Falla, Camille Saint-Saëns, Ottorino Respighi, Arthur Honegger Frank Martin, Modeste Moussorgski, Mili Balakirev, Alexandre Borodine, Piotr Ilyitch Tchaikovski, Nikolai Rimski-Korsakov, Alexandre Glazounov, Mikhail Glinka, Anatoli Liadov, Jean Sibelius, Sergei Rachmaninov, Sergei Prokofiev, Béla Bartók et Igor Stravinski
L’Orchestre de la Suisse Romande
Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire
Ernest Ansermet, direction
Un coffret de 88 CD du label Decca Classics 4851583
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Photo à la une : le chef d’orchestre Ernest Ansermet – Photo : © Decca Records