Malheureux Marais ! Il avait hérité, en plus de son art pour la viole, de celui de Lully pour la tragédie lyrique. Las !, l’échec retentissant de Sémélé l’éloignera à jamais de la scène, quatre opéras seulement, dont le premier, Alcide, voyait sa plume encore mariée avec celle du fils du Florentin, Louis. Fidèle parmi les fidèles, après Sémélé, Hervé Niquet se penche sur Ariane et Bacchus, la première tragédie lyrique assumée seule par Marais, sur le beau livret sensible de Saint-Jean d’après la tragédie de Thomas Corneille. Je ne résiste pas à reprendre ici les commentaires autour de la mise en répétition de l’œuvre en janvier 1696 et le résumé de l’action comme les a rapportés Louis Ladvocat dans deux missives à l’Abbé Dubos :
« On a donné les rôles d’Ariane dès lundi. Marest en fera la première représentation des chœurs, samedi prochain, et prétend le mettre sur pied le 20 février. On jouera mardi les Saisons, et l’on répète Ariane et Bacchus, qu’on espère donner le 20 du présent. On a répété dans mon cabinet les airs de violon qui m’ont paru des meilleurs. Les chœurs en sont très beaux. Pour les rôles, on n’en est pas si content. Peut-être que les troisième, quatrième, cinquième actes seront plus beaux. Ainsi soit-il. Pour les vers, ils sont des plus courts et le sujet de la pièce est incriticable. Rien ne s’y fait que par les dieux.
Junon prend la figure de Dircée. Elle endort Ariane. Les songes font paraître Bacchus amoureux de Dircée. Ariane se réveille. L’Amour la détrompe et lui fait connaître la fourberie de Junon. Géralde, évêque de Cahors et magicien dans la pièce, veut endiabler Bacchus, mais ses charmes paraissent impuissants. Il fait venir Alecton qui met en fureur Ariane qui veut tout tuer hors Bacchus, pour lequel elle de lucida intervalla. Junon fait revenir Dircée qui était chez les Anciens un poète corinthien et dans la pièce un confident d’Ariane. Bacchus désarme Ariane qui se veut poignarder. Adraste, amant d’Ariane et prince d’Ithaque, inconnu pour tel chez les Anciens et qui a pris des ailes pour venir de la mer d’Ionie, 500 bonnes lieues distante de Naxe dans la mer Égée où est la scène, croit que Bacchus, avec le poignard qu’il lui voit en sa main, veut tuer Ariane, se bat avec ses amis contre la troupe de Bacchus, qui en demeure vainqueur. Et revenant témoigner sa joie à Ariane qui le veut tuer dans sa fureur, Adraste arrive espirant aux pieds d’Ariane des blessures de Bacchus. Jupiter descend du ciel, qui commande à Bacchus d’épouser Ariane. Junon n’est plus contraire, les dieux étant pour elle. Mercure par l’attouchement de son caducée guérit Ariane de sa fureur. Bacchus et Ariane chantent ensemble :
Amour, cher auteur de ma peine,
Exprime en ce moment mes transports amoureux,
Récompense de si beaux feux.
En unissant nos cœurs d’une éternelle chaîne.
Le roi, qui s’appelle Aenarus, aussi inconnu pour être roi de Naxe que Dircée, sa sœur et Géralde magicien et Adraste s’en reviennent avec les suivants de Bacchus et les sujets du roi forment des danses. Deux Amours viennent décoiffer Ariane et portent dans le ciel sa coiffure. Mlle Desmatins, qui a perdu tous ses cheveux, restera sur le théâtre en attendant son bonnet de nuit, qui pourra l’enrhumer à force de l’attendre, attendu que les demoiselles abandonnent leurs âmes aux charmes de l’amour. Sans leurs aimables flammes, on n’a pas d’heureux jours. La coiffure est changée en couronne d’étoiles et l’opéra finira.
On a recommencé, mardi, les Saisons qui continueront jusques au vingt-trois, que l’on donnera Ariane et Bacchus. Et l’on espère jouer tous les jours jusques au jubilé, c’est-à-dire le jeudi, le vendredi, le dimanche et mardi, et le samedi, lundi, mercredi, les Saisons, avec une scène de Porsonnac, chantés par Dumesnil, et quelque entrée comique, et après le jubilé, les quinze jours qui resteront jusqu’à la semaine de la Passion, les Saisons ou Ariane s’il plaît ».
Las, l’ouvrage malgré sa lyrique prégnante, ses scènes à grands effets, la folie furieuse d’Ariane qui autorisait un grand numéro de tragédienne, son interprétation subtile des canons lullystes, tomba rapidement. Ni les manigances sous masque de Dircée de Junon, ni la pâmoison d’amour au premier regard de Bacchus pour Ariane, ni le grand numéro du magicien Géralde, ni l’écriture chorégraphique, comme la couleur d’orchestre si profonde, spécifique à Marais n’en purent garantir la pérennité.
Pourtant, l’œuvre est de bout en bout magnifique, et la restitution haute en ardeur dramatique, saturée de couleurs et d’élans, portée par une troupe inspirée où règnent d’abord les femmes, Ariane subtile, même dans la fureur de meurtre, de Judith van Wanroij, Junon finement campée par Véronique Gens, Dircée parfaite d’Hélène Carpentier, Corcine de Marie Perbost itou.
Mais le Bacchus un peu clairon de Mathias Vidal, l’Adraste de David Witzack, le Géralde de Matthieu Lécroart, le moindre cameo sont également soignés, et emportés dans les fantaisies de cette tragédie, lullyste toujours, par la battue alerte et bienveillante d’Hervé Niquet.
Se penchera-t-il bientôt sur Alcide ?
LE DISQUE DU JOUR
Marin Marais (1656-1728)
Ariane et Bacchus
Tragédie en musique en un Prologue et cinq Actes (1696)
Judith van Wanroij, soprano (Ariane)
Marie Perbost, soprano
(La Gloire, Corcine)
Hélène Carpentier, soprano
(Terpsichore, Dircée, Un songe)
Véronique Gens, soprano (La Nymphe de la Seine, Junon)
Mathias Vidal, ténor (Bacchus, Un songe)
Matthieu Lécroart, baryton (Géralde, Jupiter)
David Witczak, baryton (Adraste)
Tomislav Lavoie, baryton-basse (Le Roi, Un sacrificateur)
Philippe Estèphe, baryton (Pan, Le Deuxième matelot,
Lycas, Phobétor, Phantase, Alecton)
Marine Lafdal-Franc, soprano (L’Amour, Elise, La Naxienne)
David Tricou, ténor (Un plaisir, Un suivant du Roi, Le Premier matelot, Mercure)
Les Chantres du Centre de Musique Baroque de Versailles
Le Concert Spirituel
Hervé Niquet, direction
Un album de 2 CD du label Alpha Classics 926
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Photo à la une : © DR