On l’oublie trop, Otto Klemperer s’imposa d’abord comme chef lyrique, adoubé par Gustav Mahler lui-même. Au cours des années dix et vingt on le trouvera lié aux scènes lyriques de Hambourg, Strasbourg, Cologne, Wiesbaden, puis conduisant de la fosse la révolution moderniste du Kroll Oper qui faisait déjà entrer aux forceps le monde du théâtre dans celui de l’opéra. On sait comment les nazis mirent fin à cette scène expérimentale, comment Klemperer, obstiné, tentera d’en poursuivre la révolution après même la Seconde Guerre mondiale, se heurtant au conservatisme de l’équipe dirigeante de l’Opéra de Budapest.
Las !, il se réfugia alors dans la comédie des Meistersinger, dans les notes plus lumineuses des opéras de Mozart – des échos d’un assez fabuleux Entführung nous en restent – auquel il revint juste dans son hiver pour les micros de Walter Legge : Zauberflöte, Don Giovanni, Le nozze di Figaro, Cosi fan tutte, la première restée indiscutable malgré ceux – nombreux – qui auront lorgné autant vers Schikaneder que vers Mozart – et à la distribution stellaire ; la jeune Janowitz pour une Pamina tout sauf placide, le Prinz de Gedda, la Königin de Popp, à la vocalise rayonnante plus que dangereuse, Walter Berry invitant Vienne à Londres, Klemperer lui donnant toute latitude – de temps ce qu’il savait faire certes, mais aussi d’appui – pour rendre son oiseleur absolument savoureux, pour ne rien dire des dames très luxueuses aussi par leur make-up (Schwarzkopf, Ludwig, Höffgen), tout cela est entré au panthéon comme Böhm le fit en prenant lui, non l’escalier maçonnique, mais l’entrée des artistes.
Don Giovanni sera plus discuté, surtout pour ceux qui connaissent la furia de la soirée de Cologne, avec le burlador de George London, mais le grand caractère de Ghiaurov reste clouant, l’Ottavio volontaire de Gedda, un modèle en soi, et Ludwig, que Klemperer entendait absolument soprano, assez fabuleuse pour les colères d’Elvira, pour ne rien dire de la jeune Freni, Zerlina évidente.
Discutable ?, oui, et peut-être plus encore Cosi fan tutte, entendu comme une moralité, vu uniquement du côté de Don Alfonso. On aura souligné les tempos larges, qui permettent à Margaret Price des tenus de souffle irréels, quel orgue !, qui expliqueront à posteriori qu’elle pouvait en effet être Isolde, on en aura trop passé sous silence le théâtre acide, privé de folie, mais sous cet œil cruel qui se régale d’ironie, quelle équipe, Price bluffante, Minton délurée, qui en remontrerait à Ludwig, Popp, mutine et surtout amusée pour une Despina à laquelle les médecins et notaires ne peuvent résister, et pourtant sans grimage vocal et trois messieurs formidables, le Ferrando de Luigi Alva en tête. Les Nozze, où ne restent à chérir que le Cherubino de Berganza, si joliment chanté, et La Comtesse troublante de Söderström, restent en deçà, journée guère folle et un peu longuette…
Si Mozart demeure, dans l’héritage lyrique tardif de Klemperer, la part la plus discutée, le Fliegende Holländer avec l’irruption de la Senta d’Anja Silja – Klemperer garda toujours l’œil et l’oreille alerte pour les jeunes cantatrices -, Le Hollandais si désespéré de Theo Adam, incarnation majeure qui semble prendre le relais de celle d’Hermann Uhde, l’Erik héroïque de Kozub et le Daland débonnaire (et assez alcoolisé) de Talvela, est au rayon Wagner un indispensable qui surclasse un premier Acte de La Walkyrie sans enjeu, où il faut entendre la Sieglinde d’Helga Dernesch, Isolde en devenir. Attardez-vous plutôt aux vénéneux Wesendonck-Lieder où Christa Ludwig magnifie de son chant dardé les éthers et les tempêtes d’un orchestre fabuleux, mirant sa voix dans celle de cette Isolde qu’elle ne sera jamais au grand dam de Klemperer.
Du moins put-il lui arracher Leonore, la lui faisant chanter à Covent Garden qui la couvrit de lauriers – le live existe, publié par Testament – avant de l’immortaliser au studio. Son (leur!) grand œuvre lyrique au disque ? Oui, aussi pour le Florestan déchirant de Vickers, pour le trio de clefs de fa si subtilement apparié, pour le chœur des prisonniers.
Côté sacré, le Deutsche Requiem qui ne traine pas reste un modèle, tout comme la Solemnis, mais les Bach, qu’on croit dévalués par les révolutions que l’on sait, méritent mieux qu’une écoute complaisante ou distraite, Saint Matthieu dont le récit émeut à coup sûr porté par un cast qui pourrait être purement d’opéra, Messe en si d’un sombre rayonnement, un album regroupant les chœurs (et assorti ici d’un extrait des répétitions) ayant précédé de six ans l’enregistrement de l’intégrale de l’œuvre, Messiah plus exotique que vous écouterez d’abord pour les chanteurs.
L’éditeur ajoute un CD où Jon Tolansky dresse un portrait de cette part de l’art de Klemperer restée dans l’ombre de son legs symphonique, il est temps de la réévaluer dans les nouveaux transferts d’Art & Son Studio.
LE DISQUE DU JOUR
Otto Klemperer
The Warner Classics Remastered Edition, Vol. 2 :
Complete Recordings of Operas & Sacred Works
on EMI/Columbia and HMV
CDs 1-3
Johann Sebastian Bach (1685-1750)
Passion selon saint Matthieu, BWV 244
Elisabeth Schwarzkopf, soprano – Christa Ludwig, contralto – Nicolai Gedda, Peter Pears, ténors – Dietrich Fischer-Dieskau, baryton – Walter Berry, basse – Philharmonia Chorus – Philharmonia Orchestra
CD 4
Johannes Brahms (1833-1897)
Ein deutsches Requiem, Op. 45
Elisabeth Schwarzkopf, soprano – Dietrich Fischer-Dieskau, baryton – Philharmonia Chorus – Philharmonia Orchestra
CD 5
Johann Sebastian Bach (1685-1750)
Messe en si mineur, BWV 232 – choeurs
Philharmonia Choir – Philharmonia Orchestra
CDs 6-7
Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Fidelio, Op. 72
Ingeborg Hallstein, soprano (Marzelline) – Christa Ludwig, mezzo-soprano (Leonore) – Jon Vickers, ténor (Florestan) – Gerhard Unger, ténor (Jaquino) – Kurt Wehofschitz, ténor (Premier prisonnier) – Raymond Wolansky, baryton (Second prisonnier) – Franz Crass, basse (Don Fernando) – Walter Berry, basse (Don Pizarro) – Gottlob Frick, basse (Rocco) – Philharmonia Chorus – Philharmonia Orchestra
CDs 8-9
Georg Friedrich Haendel (1685-1759)
Le Messie, HWV 56
Elisabeth Schwarzkopf, soprano – Grace Hoffman, contralto – Nicolai Gedda, ténor – Jerome Hines, basse – Philharmonia Chorus – Philharmonia Orchestra
CDs 10-11
Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)
Die Zauberflöte, K. 620
Gundula Janowitz, soprano (Pamina) – Lucia Popp, soprano (La Reine de la nuit) – Elisabeth Schwarzkopf, soprano (1ere Dame) – Ruth-Margret Pütz, soprano (Papagena) – Agnes Giebel, soprano (1er Garçon) – Anna Reynolds, soprano (2è Garçon)
Christa Ludwig, mezzo-soprano (2è dame) – Josephine Veasey, mezzo-soprano (3e garçon) – Marga Höffgen, contralto (3è Dame)
Nicolai Gedda, ténor (Tamino) – Gerhard Unger, ténor (1er Prêtre, Monostatos) – Karl Liebl, ténor (1er Geharnischter)
Walter Berry, basse (Papageno) – Gottlob Frick, basse (Sarastro) – Franz Crass, basse (Récitant, 2e Prêtre, 2è Geharnischter)
Philharmonia Chorus – Philharmonia Orchestra
CD 12
Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Missa solemnis, Op. 123
Elisabeth Söderström, soprano – Marga Höffgen, contralto – Waldemar Kmentt, ténor – Martti Talvela, basse – New Philharmonia Chorus – New Philharmonia Orchestra
CDs 13-15
Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)
Don Giovanni, K. 527
Claire Watson, soprano (Donna Anna) – Mirella Freni, soprano (Zerlina)
Christa Ludwig, mezzo-soprano (Donna Elvira)
Nicolai Gedda, ténor (Don Ottavio)
Walter Berry, basse (Leporello) – Nicolai Ghiaurov, basse (Don Giovanni) – Franz Crass, basse (Le Commandeur) – Paolo Montarsolo, basse (Masetto)
New Philharmonia Chorus – New Philharmonia Orchestra
+ CD 16: documentaire de Jon Tolansky sur cet enregistrement de Don Giovanni par Klemperer
CDs 17-18
Johann Sebastian Bach (1685-1750)
Messe en si mineur, BWV 232
Agnes Giebel, soprano – Janet Baker, mezzo-soprano – Nicolai Gedda, ténor – Franz Crass, baryton – Hermann Prey, basse – BBC Chorus – New Philharmonia Orchestra
CDs 19-20
Richard Wagner (1813-1883)
Der fliegende Holländer, WWV 63
Anja Silja, soprano (Senta) – Annelies Burmeister, mezzo-soprano (Mary) – Gerhard Unger, ténor (Le timonier de Daland) – Ernst Kozub, ténor (Erik) – Theo Adam, baryton (Le Hollandais) – Martti Talvela, basse (Daland) – BBC Chorus – New Philharmonia Orchestra
CDs 21-22
Richard Wagner (1813-1883)
Die Walküre, WWV 86B – Acte I & Adieux de Wotan, Acte III
Helga Dernesch, soprano (Sieglinde) – William Cochran, ténor (Siegmund) – Hans Sotin, basse (Hunding) – Norman Bailey, baryton-basse (Wotan) – New Philharmonia Orchestra
CDs 23-25
Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)
Le nozze di Figaro, K. 492
Elisabeth Söderström, soprano (La contessa d’Almaviva) – Reri Grist, soprano (Susanna) – Margaret Price, soprano (Barbarina) – Teresa Cahill, soprano (Première jeune fille) – Kiri Te Kanawa, soprano (Deuxième jeune fille)
Teresa Berganza, mezzo-soprano (Cherubino) – Annelies Burmeister, contralto (Marcellina)
Werner Hollweg, ténor (Don Basilio) – Willi Brokmeier, ténor (Don Curzio)
Sir Geraint Evans, baryton (Figaro)
Gabriel Bacquier, baryton-basse (Il conte d’Almaviva) – Michael Langdon, basse (Bartolo) – Clifford Grant, basse (Antonio)
John Alldis Choir – New Philharmonia Orchestra
CDs 26-28
Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)
Così fan tutte, K. 588
Margaret Price, soprano (Fiordiligi) – Lucia Popp, soprano (Despina)
Yvonne Minton, mezzo-soprano (Dorabella)
Luigi Alva, ténor (Ferrando)
Sir Geraint Evans, baryton (Guglielmo)
Hans Sotin, basse (Don Alfonso)
John Alldis Choir – New Philharmonia Orchestra
CD 29
Un documentaire de Jon Tolansky
Otto Klemperer, direction
Un coffret de 29 CD du label Warner Classics 5054197528996
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Photo à la une : le chef d’orchestre Otto Klemperer – Photo : © DR