Au début des années soixante, Rudolf Firkušný et Erica Morini enregistrèrent une poignée de microsillons pour la Decca américaine. Qui aurait pu croire à l’alliage de ce piano d’esthète et de cet archet, si incandescent derrière une tenue de haute école que la splendeur de son Stradivarius (le Davidoff) magnifiait ? Chez Beethoven, pour trois grandes Sonates (Nos. 3, 5, 7), la rencontre produit son lot d’étincelles, chacun chantant large et bataillant à loisir, chez Mozart l’équilibre tend vers le pianiste, souverain en paysagiste, laissant le geste classique de Morini rayonner, mais comme à part. L’alliance sera idéale pour la Sonate de Franck, sombre, intense et pourtant tenue, et plus encore dans la Troisième Sonate de Brahms où ils chantent d’un même geste.
Si cet ensemble inaltérable était connu, les Variations Duport de Mozart et l’ultime Sonate de Schubert, également captées par les micros d’Israel Horowitz en janvier 1963, seront la révélation de cette belle boîte. Comment expliquer que cette Sonate en si bémol fluide, comme rêvée, en tempos prestes, en clavier ailé, ait pu rester inédite jusqu’à aujourd’hui alors même que Rudolf Firkušný imposait son Schubert inquiet au public américain ? On n’en saura jamais la raison. Les Variations de Mozart, alertes elles aussi, sont simplement merveilleuses.
Autre rareté, les deux LP Beethoven pour la Decca anglaise, un Empereur solaire aidé par le geste altier d’Uri Segal fait jeu égal avec celui qu’il gravera sous la baguette impérieuse de William Steinberg pour Capitol. L’album des Sonates est plus précieux encore, tant le geste poétique de Firkušný en change l’audition : sa Clair de lune est enténébrée (ce qui semble aller contre l’éclaircissement naturel de son jeu), la Pathétique est tenue sans perdre sa puissance, la Waldstein surtout fait rayonner une palette de couleurs, des sfumatos, ouvre des perspectives qui font regretter cette intégrale des Sonates auquel le pianiste pensa jusqu’à ses dernières années sans jamais la réaliser. Imparable, le Concerto de Dvořák avec la battue leste de László Somogyi, venu du fond Westminster, rappelle qu’il fut le divulgateur moderne d’une partition dont il laissa quantité de versions en concert.
L’héritage Deutsche Grammophon est bien mieux connu, ensemble Janáček saisissant à force de poésie (Sur un sentier recouvert !), devenu un classique absolu, Sonates de Brahms où le pianiste laisse (presque) trop d’espace à l’archet diseur de Pierre Fournier, toutes gravures qui avaient masqué des Tableaux d’une exposition drastiques et trois Ravel effleurés (Jeux d’eau, Alborada del gracioso, La Vallée des cloches) que seuls les mélomanes japonais avaient connu en CD.
Si demain Cyrus Meher-Homji nous rendait tous les Capitol et exhumait le legs faramineux qui dort dans les archives de la SWR, quel bonheur ce serait !
LE DISQUE DU JOUR
CD 1 (DGG 1961)
Modeste Moussorgski (1839-1881)
Tableaux d’une exposition
Maurice Ravel (1875-1937)
Jeux d’eau, M. 30
Miroirs, M. 43 (2 extraits : No. 4. Alborada del gracioso ; No. 5. La vallée des cloches)
CD 2 (DGG 1966)
Johannes Brahms (1833-1897)
Sonate pour violoncelle et piano No. 1 en mi mineur, Op. 38
Sonate pour violoncelle et piano No. 2 en fa majeur, Op. 99
Pierre Fournier, violoncelle
CD 3 (DGG 1967)
Leoš Janáček (1854-1928)
Variations Zdenka (Thème et 7 Variations en si bémol mineur), JW VIII∕6
Sur un sentier recouvert, JW VIII/17
Réminiscence, JW VIII/32
CD 4 (DGG 1967)
Leoš Janáček (1854-1928)
Sonate pour piano « 1.X.1905 », JW VIII/19
Dans les brumes, JW VIII/22
Concertino pour piano et orchestre de chambre, JW VII/11
Capriccio pour piano main gauche et vents, JW VII/12
Membres du Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks – Rafael Kubelík, direction
CD 5 (Decca 1974)
Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Concerto pour piano et orchestre No. 5 en mi bémol majeur, Op. 73 « Empereur »
Royal Philharmonic Orchestra – Uri Segal, direction
CD 6 (Decca 1975)
Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Sonate pour piano No. 14 en ut dièse mineur, Op. 27 No. 2 « Clair de lune »
Sonate pour piano No. 8 en ut mineur, Op. 13 « Pathétique »
Sonate pour piano No. 21 en ut majeur, Op. 53 « Waldstein »
CD 7 (Westminster 1964)
Antonín Dvořák (1841-1904)
Concerto pour piano et orchestre en sol mineur, Op. 33, B. 63
Orchester der Wiener Staatsoper – László Somogyi, direction
CD 8 (Decca 1961)
César Franck (1822-1890)
Sonate pour violon et piano en la majeur, FWV 8, CFF 123
Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)
Sonate pour violon et piano [No. 33] en mi bémol majeur, K. 481
Erica Morini, violon
CD 9 (Decca 1964)
Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)
Sonate pour violon et piano [No. 17] en ut majeur, K. 296
Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Sonate pour violon et piano No. 3 en mi bémol majeur, Op. 12 No. 3
Erica Morini, violon
CD 10 (Decca 1962)
Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Sonate pour violon et piano No. 5 en fa majeur, Op. 24 « Le printemps »
Sonate pour violon et piano No. 7 en ut mineur, Op. 30 No. 2
Erica Morini, violon
CD 11 (Decca 1963)
Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Sonate pour violon et piano No. 8 en sol majeur, Op. 30 No. 3
Johannes Brahms (1833-1897)
Sonate pour violon et piano No. 3 en ré mineur, Op. 108
Erica Morini, violon
CD 12 (DGG 1964)
Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)
9 Variations sur un Menuet de Duport en ré majeur, K. 573
Franz Schubert (1797-1828)
Sonate pour piano [No. 21] en si bémol majeur, D. 960
Rudolf Firkušný, piano
Un coffret de 12 CD du label Deutsche Grammophon 4846393 (Collection Eloquence Australia)
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Photo à la une : le pianiste Rudolf Firkušný, à Carnegie Hall en 1987 – Photo : © Steve J. Sherman