On n’y prendrait pas garde, mais la Russie mise au banc des nations civilisées par le génocide qu’elle commet en Ukraine, finira par faire disparaitre de la mémoire des jeunes mélomanes des artistes légendaires. Qui sait encore dans les moins de trente ans quel violoncelliste fut Daniil Shafran, qui parmi eux peut mettre un son sur le violon de Leonid Kogan ? Youtube s’en charge encore, mais avant bientôt quantité de musiciens de l’ère soviétique ne seront plus même des noms.
David Oïstrakh lui-même risquerait cette oblitération, ces disques consentis aux labels du monde libre ne sont pas si nombreux, une pincée pour Deutsche Grammophon, une autre pour la CBS, bien plus heureusement pour His Master’s Voice, mais pour un archet aussi rayonnant le legs est relativement mince : 28 CD réédités ici en reprenant les pochettes originales des microsillons en attestent, dérisoire si l’on songe au legs discographique de Yehudi Menuhin.
Ces gravures que l’on croît connaitre, réservent des surprises : la grande Suite de Taneïev sous la baguette stylée de Nikolai Malko célèbre une partition magnifique et la rencontre de deux Russies, le chef étant un pur produit de l’école impériale de direction d’orchestre. Le Premier Trio de Schubert rappelle, avec éloquence, qu’Oïstrakh était un fou de musique de chambre. Les premières gravures suédoises avec Sixten Ehrling, Concertos de Beethoven et de Sibelius capturent la sonorité d’Oïstrakh dans sa pleine gloire. La Symphonie espagnole avec ses cinq mouvements célèbre l’alliance parfaite de cet archet classique avec la direction lumineuse de Jean Martinon. Tant d’exemples seraient à citer – le Concerto de Brahms deux fois, impossible de trancher entre Klemperer et Szell, Oistrakh y est royal, madeleine personnelle, le Premier Concerto de Chostakovitch dirigé par Maxim, le fils du compositeur – si l’apport décisif de cette édition historique n’était d’abord ailleurs.
Bruno Monsaingeon, « curator » de l’entreprise, a ouvert la boîte de pandore des archives russes, et glané un trésor. David Oïstrakh sous tous ses visages, et parfois les moins connus. Le virtuose sans esbrouffe rejoignant Kreisler par la pureté du style pour un plein disque des œuvres de ce dernier, le chambriste omniprésent, et d’abord pour un ensemble Schumann transcendant, Trios, Sonate, Quatuor (avec le piano de Goldenweiser) et même la Fantaisie dans l’orchestration de la mouture de Kreisler signée Feigin, mais aussi pour trois disques en quatuor ; le divulgateur qui n’hésitait pas à donner les concertos avec leur accompagnement de piano devant des publics éloignés de toute formation symphonique (même celui de Sibelius !), deux pleins CDs d’enregistrements de jeunesse avec la surprise d’un émouvant Concert de Chausson capté en 1939, supérieur à celui que l’on connaissait déjà, tout un récital de 1960. Impossible de tout détailler, mais impossible aussi de ne pas souligner qu’on y gagne un album Szymanowski où seule la Sonate est doublonnée face à la gravure de studio, mais ce Premier Concerto à Varsovie avec Karol Stryja, quelle célébration panthéiste !
Le livret est une mine, les 3 DVD mettent un visage sur ce miracle sonore, le film de Bruno Monsaingeon capturant l’homme et son art : David Oïstrakh est enfin sauvé pour la génération qui vient.
LE DISQUE DU JOUR
David Oïstrakh (The Warner Remastered Edition)
The Complete Columbia Recordings
Premières, Rarities & Live Performances
Œuvres de Ludwig van Beethoven, César Franck, Karol Szymanowski, Jean Sibelius, Edouard Lalo, Max Bruch, Sergei Prokofiev, Aram Khachaturian, Johannes Brahms, Franz Schubert, Giuseppe Tartini, Wolfgang Amadeus Mozart, Sergei Taneiev, Claude Debussy, Manuel de Falla, Eugene Ysaÿe, Piotr Ilitch Tchaikovski, Josef Suk, Henri Wieniawski, Aleksander Zarzycki, Dmitri Chostakovitch
Un coffret de 58 CD et 3 DVD du label Warner Classics 5054197963520
Acheter l’album sur le site du label www.jpc.de ou sur Amazon.fr
Photo à la une : le violiniste David Oïstrakh – Photo : © DR