Les années heureuses

Un jouvenceau de onze ans qui délaisse Mozart ou Beethoven, leur préfère Olivier Messiaen, et joue ses Regards sous ceux du compositeur.

Décidément Michel Béroff tout gamin, ne faisait déjà rien comme personne, Pierre Sancan qui l’avait accueilli dans sa classe se reconnut certainement dans cette sonorité claire, ce jeu déjà fulgurant, ce clavier limpide, si vif. Messiaen sera une porte d’entrée aussi inattendue que décisive, lorsque le temps des concours sera passé et celui du disque venu : Abbey Road l’accueille, encore tout minot – dix-neuf ans à peine – pour un enregistrement du Quatuor pour la fin du temps où son piano respire avec la clarinette de Gervase de Peyer, les archets d’Erich Gruenberg et de William Pleeth, gravure devenue justement légendaire.

Les Vingt Regards sur l’Enfant-Jésus suivront Salle Wagram, plus tard les Préludes et les Etudes, surtout une Turangalîla-Symphonie flamboyante sous la direction multicolore d’André Previn, à mon sens demeurée inégalée : son piano y explose littéralement au long d’un stupéfiant Joie du sang des étoiles.

Parallèlement un autre tropisme s’affirme pour le répertoire russe : la pochette du microsillon original montre un tout jeune garçon aux traits pas encore échappé de l’adolescence, mais la galette délivre des Visions fugitives sulfureuses à souhait, et une remarquable Deuxième Sonate de Kabalevsky, preuve d’une singulière maturité artistique.

Debussy suivra, relu drastiquement, sans sfumatos mais pas sans subtilité, emporté par des tempos prestes, affirmant d’abord la modernité du vocabulaire, la radicalité de la syntaxe, vision culminant dans des Etudes où justement on peut déjà entendre Messiaen : ensemble fascinant, indémodé, mais que Michel Béroff, ayant retrouvé le plein usage de sa main droite, parachèvera sur un plus beau piano et dans une prise de son supérieure pour Denon ; pourtant la lecture première reste un jalon essentiel qui redéfinira l’esthétique du piano debussyste, à l’égal des enregistrements contemporains de Claude Helffer.

Pas d’intégrale deux mains de Ravel, mais les œuvres à quatre mains ou deux pianos avec Jean-Philippe Collard, l’autre « poulain » d’EMI, lui aussi élève de Sancan, lui aussi jouant d’un clavier clair, les deux ensemble rendus un peu durs et secs par des prises de son sans espace, sinon pour l’album Milhaud, la perle parmi leurs sessions qui regarderont aussi, côté danses, chez Brahms et Dvořák.

Trois grandes anthologies précieuses, consacrées à Bartók, Stravinski (piano solo et avec orchestre à Paris sous la direction de Seiji Ozawa, le Capriccio est fabuleux, Pétrouchka itou) et enfin Prokofiev dont l’intégrale des Sonates demeure inachevée, la dystonie focale gagnant alors la main droite du pianiste, sont restées justement célèbres, mais elles ne doivent pas masquer l’album Moussorgski, Tableaux d’une exposition en visions complétés d’une kyrielle de pièces brèves qu’il était alors quasi seul à jouer de ce côté ci du Rideau de fer.

Rideau de fer… Michel Béroff le franchira pour graver à Leipzig les Concertos de Prokofiev sous la baguette acérée de Kurt Masur : leur première relation fut un rien distante, ce qui ne transparaît pas au long d’une intégrale qui fit date, placée à égalité dans le cœur des mélomanes avec celle de Vladimir Ashkenazy et d’André Previn : le Russe enregistrait dans le monde libre, le Français sous le diktat soviétique en pleine Guerre froide.

Béroff reviendra à Leipzig, Kurt Masur gravait toute l’œuvre orchestrale de Liszt pour Electrola, il lui fallait un virtuose de la nouvelle école pour les partitions concertantes. Cette fois la collaboration fut plus chaleureuse, et le résultat superlatif, d’autant qu’à l’égal des Concertos de Prokofiev où la prise de son de Claus Strüben révélait toute la fulgurante beauté du toucher du Français, celle d’Eberhard Richter saisissait ses Liszt avec autant de réalisme. Ce piano si vif, qui ne craignait pas une certaine objectivité, en tout cas absolument a-sentimental, éclatait de prestance chez Liszt ; on l’attendait moins chez Schumann, et pourtant cette Humoreske si finement sentie, ces Kreisleriana de haute volée !

En sonate, ses collaborations avec les violonistes furent d’exception, elles forment encore la part la plus méconnue de sa discographie. Sa nature sonore trouvait un parfait miroir dans l’archet diseur d’Ulf Hoelscher, violoniste majeur de sa génération un rien oublié aujourd’hui, leurs Sonates de Schumann, celles de Strauss et de Franck, l’album Szymanowski le prouvent. Une poésie audacieuse l’unit à Pierre Amoyal pour les deux Sonates de Prokofiev (sa seule gravure pour Erato) alors qu’il apporte à Augustin Dumay une palette versicolore pour les Sonates de Brahms.

L’éditeur ajoute un plein disque d’inédits, Ouverture à la française assez droite, très articulée, qui laisse la primauté aux Opus 109 et 110 de Beethoven, structures parfaites, jeu altier qui ne manque ni d’intensité émotionnelle ni d’élévation spirituelle, il aurait pu poursuivre dans les Sonates, mais les classiques du XXe siècle l’en auront dissuadé : son univers serait autre.

Coda ? Un album pour la seule main gauche, celle d’un virtuose toujours, jusque dans quelques périlleuses réécritures des Etudes de Chopin selon Leopold Godowsky, mais juste avant une merveille : un plein disque de mélodies de Debussy où il déploie un art poétique certain pour ce qui est peut-être le plus bel enregistrement de Barbara HendricksEn sourdine, Le jet d’eau, Green : écoutez seulement.

LE DISQUE DU JOUR

Michel Béroff, piano
Complete Erato Recordings
1968-1994

Johann Sebastian Bach, Béla Bartók, Georges Bizet, Johannes Brahms, Claude Debussy, Paul Dukas, Antonín Dvořák, César Franck, Dmitri Kabalevski, Franz Liszt, Olivier Messiaen, Darius Milhaud, Modeste Moussorgski, Sergei Prokofiev, Maurice Ravel, Camille Saint-Saëns, Franz Schubert, Robert Schumann, Alexandre Scriabine, Richard Strauss, Igor Stravinski, Karol Szymanowski, Ludwig van Beethoven, Carl Maria von Weber, Frédéric Chopin/Leopold Godowsky, etc.

Jean-Philippe Collard
Bruno Rigutto
Gabriel Tacchino
Jean-Bernard Pommier
Yvonne Loriod
Christian Ivaldi
Noël Lee
Katia Labèque, piano

Augustin Dumay
Pierre Amoyal
Erich Gruenberg
Ulf Hoelscher, violon

William Pleeth, violoncelle
Gervase de Peyer, clarinette
Michel Debost, flûte

Quatuor Parrenin

Barbara Hendricks, soprano

Ensemble Orchestral de Paris
Gewandhausorchester Leipzig
London Symphony Orchestra
Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo
Orchestre de Paris

Jean-Pierre Wallez, direction
Kurt Masur, direction
André Previn, direction
Georges Prêtre, direction
Seiji Ozawa, direction

Un coffret de 42 CD du label Erato 5021732410385, assorti d’un livret présentant de beaux documents iconographiques et un remarquable texte en forme de panorama signé Stéphan Schwarz-Peters
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Photo à la une : le pianiste Michel Béroff – Photo : © Erich Auerbach