Brahms aura largement remanié son Trio de jeunesse au soir de sa vie – seul le Scherzo resta quasi intouché – créant un paradoxe : l’œuvre qui portait le feu caractéristique des opus du jeune homme devenait un des chefs-d’œuvre de sa maturité, tout le lyrisme automnal de son ultime manière s’y engouffrait.
Sofya Melikyan et ses amis, dont j’avais tant goûté l’album dévolu aux deux autres Trios, réussissent à faire entendre derrière la lyrique ténébreuse les élans du jeune Brahms, double lecture en quelque sorte, enrichie de constant filigranes, l’Allegro initial donne immédiatement le ton si particulier d’une version qui retrouve les élans de l’original dans un Scherzo de chasse vertigineux.
L’immobilité de l’Adagio, dont les harmonies étranges sont savourées par David Haroutunian et Mikayel Hakhnazaryan, la ténèbre douloureuse qui ouvre le Finale, écrit initialement sous le coup de la mort de Robert Schumann, son déploiement symphonique, quittent le domaine de la musique de chambre, emportées par ce piano orchestral.
D’une Vienne l’autre, mais sont-elles si différentes ? Le lyrisme de l’ultime Brahms, son pouvoir narratif, autant que sa maîtrise formelle, fascineront Schönberg, cela s’entend dans la vaste scène lyrique sans voix qu’est Verklärte Nacht, et plus encore dans l’arrangement qu’Eduard Steuermann réalisa pour l’anniversaire d’Alice Moller en 1932.
La partie de piano semble faire le lien avec l’ancien monde, elle est au fond assez brahmsienne par ses suspensions, son chant secret, Sofya Melikyan sait qu’elle porte le récit, le décor nocturne revenant aux cordes. L’arrangement est d’une folle beauté et a connu une certaine réévaluation par le disque ces derniers temps, les trois amis ajoutent à cette discographie naissante leur geste lyrique, emporté, ténébreux où l’on croit entendre les mots même du poème de Dehmel, admirable échappée qui ne doit pas les empêcher de poursuivre chez Brahms : qui sera le quatrième lorsqu’ils aborderont les Quatuors avec piano ?
LE DISQUE DU JOUR
Johannes Brahms
(1833-1897)
Trio pour violon, violoncelle et piano No. 1 en si majeur, Op. 8 (version révisée, 1889)
Arnold Schönberg
(1874-1951)
Verklärte Nacht, Op. 4
(version pour trio avec piano : Eduard Steuermann)
David Haroutunian, violon
Mikayel Hakhnazaryan, violoncelle
Sofya Melikyan, piano
(Armenian Piano Trio)
Un album du label Rubicon RCD1195
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Photo à la une : de gauche à droite, le violoniste David Haroutunian, la pianiste Sofya Melikyan puis le violoncelliste Mikayel Hakhnazaryan – Photo : © Kira Vygrivach