Ferruccio Busoni et Giacomo Puccini envisagèrent un temps de mettre en musique la pièce d’Oscar Wilde, mais finalement Karl Audirieth, juste avant la Première Guerre mondiale, puis Alexander von Zemlinsky au cœur de celle-ci (1916) leur brulèrent la politesse.
Dix ans plus tard, et sans qu’il sache rien de ces deux ouvrages, Richard Flury décida de mettre en musique Une tragédie florentine. Quelle ne fut pas sa surprise en recevant une mise en demeure des Editions Universal qui prétendaient être le propriétaire de la traduction signée par Max Meyerfeld, l’éditeur de Zemlinsky avait appris l’existence de l’opéra de Flury en voyant l’annonce de sa prochaine création au Théâtre de Solothurn le 29 avril 1929. Mais Universal faisait erreur, le texte ne leur appartenait en rien, et il suscitera d’ailleurs une autre mise en musique dix ans plus tard, cette fois sous la plume d’Oskar Ulmer. Bruno Walter envisageait d’ailleurs de créer la partition d’Ulmer, mais l’Histoire en décida autrement : le manuscrit disparut lors de la mise à sac de l’appartement viennois du chef d’orchestre par les Nazis en 1938.
La chance de Flury fut certainement de ne pas connaître l’œuvre de Zemlinsky ; paradoxe, les deux œuvres sonnent comme deux partitions voisines, leurs orchestrations opulentes, l’espressivo entre chant et déclamation des protagonistes, la palette chromatique saturée, l’atmosphère irrespirable à mesure que le drame se dessine, tout semble indiquer que la tragédie de Wilde a suscité chez les deux compositeurs le même univers exprimé par les mêmes moyens.
Mais comment ne pas s’étonner de l’oubli dans lequel est toujours restée hors de Suisse l’œuvre de Flury, et surtout cette Tragédie florentine si stupéfiante !, qu’un enregistrement de haute volée révèle enfin.
Echappée de sa chère Munich, Julie Sophie Wagner est une flamboyante Bianca, Daniel Ochoa campe le double jeu de Simone face à Guido Bardi avec des finesses, des sous-entendus que sa grande voix de baryton-basse caresse de perfidies, et quel éclat dans le meurtre !, Long Long préférant incarner un Bardi plus amant que noble imbu de lui-même.
Sur ce trio infernal, Paul Mann déploie avec malaise l’orchestre stupéfiant, absolument viennois, avec lequel Richard Flury aura habillé son chef-d’œuvre. En ouverture du disque, Sapphos Tod, une scène lyrique, habillée là encore d’un orchestre saturé au glockenspiel obsédant – comment ne pas penser à Schreker – est magnifiée par Julia Sophie Wagner, Sappho sensuelle, ambigüe, impérieuse.
L’oubli dans lequel est tombée l’œuvre de Richard Flury s’expliquerait-il par la discrétion naturelle du compositeur, les créations essentiellement locales de ses œuvres, l’isolement relatif de tous les compositeurs suisses de sa génération, à l’exception d’Othmar Schoeck qui l’appréciait tant ? La qualité de ses partitions lui valut pourtant l’amitié de Wilhelm Backhaus, Pau Casals, Walter Gieseking, Hermann Scherchen, Georg Kulenkampff, Ria Ginster, qui tous créèrent ses œuvres qu’encouragèrent Richard Strauss et Felix Weingartner.
Heureusement, Paul Mann s’est engagé dans une série d’enregistrements dont le deuxième volet, consacré à deux ballets contrastés – la grande narration magistrale du Miroir magique dont Christian Vöchting dirigea la première à Solothurn le 4 mars 1955 et la suite persifleuse de la Kleine Balletmusik (1926) – laisse espérer pour demain d’autres gravures en première mondiale.
Un album avec tous les Lieder avec orchestre ou ensemble instrumental révélerait un autre pan de son œuvre, en espérant que le chef et l’éditeur trouvent les moyens pour enregistrer Casanova e l’Albertolli, grande comédie lyrique de 1938 écrite pour le Festival de Lugano à l’instigation de Casella et dont Chris Walton retrace l’étonnante destinée dans l’ouvrage exhaustif qu’il a consacré en 2017 à Richard Flury dont le temps semble enfin venu.
LE DISQUE DU JOUR
Richard Flury (1896-1967)
Sapphos Tod
Eine florentinische Tragödie
Julie Sophie Wagner, soprano (Sappho, Bianca)
Long Long, ténor (Guido Bardi)
Daniel Ochoa, baryton (Simone)
Nuremberg Symphony Orchestra
Paul Mann, direction
Un album du label Toccata Classics TOCC0427
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Richard Flury
Der magische Spiegel
Kleine Ballettmusik
Nuremberg Symphony Orchestra
Paul Mann, direction
Un album du label Toccata Classics TOCC00552
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Richard Flury: The Life and Music of a Swiss Romantic
Un livre de 327 pages, de Chris Walton, publié aux éditions Toccata Press, agrémenté d’exemples musicaux et d’une abondante iconographie
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Photo à la une : le compositeur Richard Flury – © DR