Il est des disques dont on ne se déprend pas. Les Partitas de Bach selon Igor Levit sont dans ma platine depuis dix-sept jours. Longtemps attendues depuis le coup d’éclat des trois dernières Sonates de Beethoven, premier opus du pianiste américain sur lequel Sony reste sibyllin – pas un mot sur l’artiste dans le livret du CD – ces Partitas marqueraient-elles le pas ?
Guère informé historiquement, en péril dans les danses vives où les ornements, de toute façon rares, se placent parfois disgracieusement, Igor Levit dit son Bach d’où il le joue, du piano et pour le piano. Cela suffira à déclencher des ires voir des anathèmes, en tous cas à alimenter une incompréhension. D’autant que le jeune homme sur lequel plane probablement malgré lui l’ombre de Glenn Gould dont les premiers albums n’ont abordé que des chefs-d’œuvre où Bach figurait déjà, ne fait justement rien comme son irrésistible aîné.
Là où, pour Gould, Bach signifie rythme, Levit entend d’abord le chant. Vertu qui lui permet de réussir avec subtilité les mouvements lents, où le temps se suspend, où les phrases soupesées sont modelés avec une élégance hédoniste qui enchante. Avec une dimension supplémentaire à mesure que l’on progresse dans le cahier.
La beauté intrinsèque du toucher qui suffisait à animer les deux premières Partitas s’augmente dans les 5e et 6e d’un propos autrement dense, construit. Comme si, confronté à la complexité des deux grandes suites finales, Levit accédait à un degré supérieur jusque dans son art pianistique. Plus rien d’anecdotique ou de seulement beau, mais une hauteur de vue qui exploite les structures complexes, la profusion polyphonique, et ne tourne jamais le dos à la rhétorique quasiment absente jusque là. Mais l’on peut simplement écouter de A à Z tout le cahier en jouissant de cette maîtrise de la sonorité, de ce dédain de l’effet, de cette simplicité fuyant toute affectation … sans chercher à répondre aux questions ouvertes par le pianiste.
Pas d’interrogations – ou alors pudique comme on le connait, il les aura gardées pour lui – dans les Ballades de Chopin que Philippe Bianconi vient de graver pour La Dolce Volta. Mais un piano entier, sombre, un jeu intense, tenu. Le propos est si sobre, l’absence de tout ce qui fait le charme de Chopin – cantabile, ornement, inclination expressive de la mélodie – si volontaire, l’affirmation du discours si entière que le cycle s’unifie presque malgré lui au point d’ailleurs que le 4e Scherzo et la Barcarolle s’en font l’écho, s’y intègrent.
Le choix est clair : dire avant de chanter, ce qui ne signifie pas ne pas chanter mais alors dans l’ombre, dans le noir, dans la réserve. C’est comme une eau forte, cela nous change de tant de Ballades faites comme des poèmes descriptifs au point que la structure, cette force dissimulée de l’écriture de Chopin, rayonne. Éclat sombre d’un clavier qui rejoint la nature même de celui de Samson François, mais pas son propos, et montre à quelle maturité Bianconi est parvenu. Il y a fort à parier que quoi qu’il enregistre demain son univers vous y étreigne.
Un univers, voilà bien là où nous entraine Wilhelm Latchoumia en répondant à une commande du Palazzetto Bru Zane pour le bicentenaire de la naissance de Wagner : un récital pianistique autour du compositeur des Walkyries. Le pianiste n’élude ni l’inévitable Liebestod d’Isolde vêtue d’émotion par un Liszt encore habité par la confrontation scénique, ni la Fantaisie de Wagner, son opus de clavier le plus éloquent. Il intègre une brève rêverie de Gérard Pesson subtilement démarquée du chant du Seemann, et sa crâne virtuosité ne fait qu’une bouchée de la périlleuse – pour les doigts comme pour le goût – Pièce de fantaisie sur des motifs de Rienzi où Liszt se déboutonne.
Jusque là, on admire un piano admirablement composé, un jeu à dix doigts proprement confondant, des couleurs savamment appariées. Puis paraît une œuvre rarissime, la Grande paraphrase où Hugo Wolf résuma pour lui-même les Walkyries. Pour ce musicien des mots, les notes du piano parlent. Et derrière les motifs qui conduisent une véritable action dramatique et donc ne paraphrasent pas, les personnages paraissent. Théâtre incroyable que Wilhelm Latchoumia anime avec autant de feu que de tendresse et qui nous transporte de plain-pied dans l’univers wagnérien, translation impeccablement réussie.
Au pays de la transcription, Florian Noack serait-il aujourd’hui le roi ? Après un album Liapounov, où la virtuosité le disputait à un feu d’artifice de couleurs, le jeune homme sort de son clavier tout un album de ses propres transcriptions. Tout cela vous a un petit côté prestidigitateur, ses mains semblent faire sous vos yeux des tours de magie pianistique qui vous font perdre la tête. On ne comprend parfois pas comment il peut faire. Il y a dans cette habileté un écho lointain de l’âge d’or des pétrisseurs d’ivoire, jusque dans la façon d’ébrouer le clavier au point d’y entendre vingt doigts et non dix. Et le tropisme russe le poursuit : la Suite d’Aleko de Rachmaninov, une relecture complète de la Schéhérazade de Rimski-Korsakov où ne manquent rien du récit ni des paysages – proprement époustouflant, le naufrage ! –, un moment de poésie empreinte de mystère avec Le Lac enchanté de Liadov et bien entendu Tchaïkovski avec quatre moments du Lac des Cygnes où la battue de la danse tient le clavier qui brille d’autant, mais surtout une mise en abime de Roméo et Juliette qu’on pensait intraduisible au piano. On avait tort, tout un orchestre, du plus sombre au plus éloquent, y entre pour mieux imploser.
L’autre face de l’univers : là où Florian Noack choisit la vie, Herbert Schuch donne la main aux morts. Les mélomanes français ne savent quasi rien de ce pianiste allemand d’origine roumaine dont quelques albums parus chez Oehms s’échangent entre pianophiles impénitents des deux cotés de l’Atlantique. Il se produira bientôt à Paris à l’occasion de deux concerts (1). Naive l’a suivi dans le projet un rien ardu d’un récital où même la virtuosité ne s’avoue pas comme tel : chez Liszt, Schuch va chercher Funérailles dont les bourrasques glacées sont si bien dessinées qu’on admire soudain tout l’art dont est capable ce clavier aux milles nuances.
Schuch timbre comme quasiment aujourd’hui seuls les pianistes roumains le savent, de Valentin Gehorghiu à Andrei Vieru en passant par la si regrettée Mihaela Ursuleasa. Son disque est fatalement parcouru par les effets de cloche : la pièce de Tristan Murail leur est dédiée, l’ultime Miroir de Ravel – dont Schuch a enregistré chez Oehms une inquiétante lecture du cycle complet – empli. Tout cela sonne avec un tel art de la gradation dynamique, des couleurs, et, dans les pièces recueillies, va jusqu’à un presque rien du son qui sont d’un poète.
Si Naive n’aura pas divulgué le premier disque d’Herbert Schuch, il offre à Aaron Pilsan, dix-neuf ans, ses premiers sillons. Le jeune homme chante de chez lui, programme viennois : Sonate Op. 31 No. 1 et Variations « Eroica » de Beethoven, Danses allemandes Op. 33 et Wanderer-Fantasie de Schubert.
Sonorité admirable, pleine, maîtrisée, couleur de bronze, quelque chose de Backhaus dans la plénitude de l’harmonie, la rumeur des basses, le chant contenu. Il manque encore un peu de liberté à la Sonate en sol qu’on entend plus capricieuse, mais les Eroica, éloquentes, jamais bavardes, sont très grand style. La Wanderer, on voudrait écrire « Le Wanderer », vous emporte, phrasée avec hauteur, rugissant avec des menaces de Roi des aulnes, ou caressée comme une harpe éolienne. On referme l’album en étant certain de devoir compter avec ce pianiste, et déjà impatient de son prochain disque.
C’est de Vienne dont nous parle également Eric Le Sage : rien moins que les trois ultimes Sonates de Beethoven, voyage longtemps rêvé par ce piano clair qui s’y avance sans ombre, avec une simplicité désarmante. Discours fluide, sans escarpement, oserait-on écrire sans métaphysique ? mais joué alors ! avec une maestria certaine. Rien ne s’appesantit, tout file, grâce aussi à un très beau Steinway réglé avec art. Le medium chante, naturellement chaleureux, au point qu’avec un clavier si réceptif, le moindre fragment parle. Ce disque solaire doit réserver d’autres surprises, on sait qu’on y reviendra, et l’on aurait tort de ne lui trouver que des vertus anecdotiques, car le sens de la grande arche, un propos sans affectation, une sonorité équilibrée au radieux lui confèrent une stature singulière que les amateurs de sensations fortes auront beau jeu de railler.
Beethoven aimait Haydn, une part de son clavier improvisé découlait de celui plein d’humeurs du compositeur de La Création. Fabrizio Chiovetta reste dans l’orbite viennoise. Après un album Schubert, le voici, à nouveau capté par les micros de Claves, chez Haydn auquel il offre la fantaisie de son jeu léger, allusif, qui délivre de tendres Variations en fa mineur, un autre cahier moins couru (le mi bémol majeur), et trois Sonates parmi les plus célèbres (20, 34, 46), jouées en classique, peut-être un peu sages. Mais justement les Sonates de Haydn qui restent les meilleures compagnes des pianistes sont souvent violentées, alors que leurs trésors s’épanouissent naturellement sous des doigts moins tyranniques.
Hiroaki Takenouchi le sait bien, qui apporte à quatre sonates (21, 25, 37, 39) un toucher subtil et en place d’un humour marqué un sourire quasiment mozartien. A vrai dire, on ne l’attendait pas dans Haydn pour ses débuts chez Artalinna, lui qui s’était illustré avec le premier enregistrement mondial du Concerto de Catoire pour Dutton. Mais c’était méconnaitre ses gouts éclectiques dont le public parisien pourra prendre la mesure lors de son prochain récital (2). Son Haydn dansé, plein d’esprit, comporte quelques touches d’ironie ; il joue avec les formules comme un chat démêlant une pelote, on le voit s’amusant avec le clavier, un Steinway au bel équilibre capté dans une perspective naturelle, chaleureuse qui est le propre de l’Historischer Reitsadel de Neumarkt. Et lorsque la poésie parait – Adagio de la 21e – elle se nimbe d’une mélancolie discrète.
Loin de Vienne le troisième album Decca du nouveau prodige du piano britannique, Benjamin Grosvenor. Encore un récital, cela deviendrait-il une obsession ? Ou plutôt une facilité ? On admire comme d’habitude le pianisme somptueux, la virtuosité désarmante, l’éclectisme du répertoire pour les frontières comme pour le temps. Si les Valses poétiques de Granados nous charment – il y a de véritable affinités entre son clavier-couleurs et les ibères – on est plus dubitatif devant une 4e Partita de Bach impeccable mais qui néglige les reprises, un Andante spianato de Chopin brillantissime mais qui sacrifie la ligne. On se rembourse avec le charme fou et la vraie fantaisie de Scriabine versions salon, trois mazurkas et une valse, et avec le barnum fabuleux des Arabesques d’Adolf Schulz-Ever sur Le Beau Danube bleu. Mais on ne pardonnera pas au jeune prodige de nous revenir une fois de plus avec un récital : on espère de lui désormais un album monographique.
Alors qu’au contraire on bénit Nascor de nous offrir pas même un récital de Lorenzo Soulès, mais un disque carte de visite parfaitement présenté par la plume révélatrice de Bernard Fournier. Miguel da Silva a toujours eu du flair, il a bien raison d’adouber avec ce premier album le lauréat du Concours de Genève 2012, 20 ans tout rond alors. Disque enregistré dans la foulée et qui montre un talent d’une maturité assez inouïe. Premier contact, une sonorité royale, lumineuse et ombrée à la fois, retenue mais éloquente, des doigts en or, cela ne se discute pas, mais surtout une tête. Son 24e Concerto de Mozart est admirablement conçu, derrière le chant le discours se structure sans qu’il y paraisse ; l’ornementation discrète, minimaliste, touchante dans le Larghetto est d’un artiste consommé. Le jeu de grande école – accords allégés, phrasés longs, forte dans le clavier qui jamais n’éclatent mais grondent dans les Variations WoO80 de Beethoven – l’invention tenue, dosée dans la 9e Sonate de Scriabine où le langage des trilles est maîtrisé au point qu’on aurait vraiment aimé entendre Soulès dans la toute dernière Sonate de Beethoven, et par dessus tout peut-être la variété du toucher pianissimo des Intermezzi Op. 117 de Brahms laissent sans voix. Car l’on sait qu’on vient de croiser un tout grand du nouveau piano.
INFORMATIONS SUPPLEMENTAIRES
(1) Le pianiste allemand donnera à Paris deux récitals, les 2 & 3 octobre 2014, respectivement à l’Église évangélique allemande (25, rue Blanche, dans le 9è) où il interprètera le programme de son nouvel album chez Naive, puis au Café de la Danse (Paris 11), où il interprétera Schubert et Janacek. Réservations possibles sur Digitick (2 octobre, 3 octobre), et Weezevent (2 octobre, 3 octobre).
2) Hiroaki Takenouchi sera en concert à Paris le 3 octobre 2014, au Café de la Danse, dans des oeuvres de Haydn, Prokofiev et Nacarrow. Réservations possibles via Digitick, Weezevent.
LES REFERENCES DE CE DOSSIER
– Bach, 6 Partitas BWV825-830 – Igor Levit – 2 CD Sony 8843036822
– Chopin, Quatre Ballades, Scherzo No. 4, Barcarolle – Philippe Bianconi – 1 CD LA Dolce Volta LDV 14
– « Extase maxima » / Wagner transcrit – Wilhelm Latchoumia – 1 CD La Dolce Volta LDV 16
– Transcriptions et Paraphrases (Liadov, Prokofiev, Rimski-Korsakov, etc.) – Florian Noack – 1 CD Ars Produktion ARS38148
– « Invocations » (Liszt, Messiaen, Murail, J. S. Bach, Ravel) – Herbert Schuch – 1 CD Naive V5362
– Beethoven, Sonate No. 16, Variations Eroica / Schubert, 16 Danses allemandes, Fantaisie-Wanderer – Aaron Pilson – 1 CD Naive V53485
– Beethoven, Sonates Nos. 30, 31 & 32 (Opp. 109-111) – Eric Le Sage – 1 CD Alpha 607
– Haydn, Sonates Hob.XVI n° 20, 34, 46; Variations Hob XVII Nos. 3 & 6 – Fabrizio Chiovetta – 1 CD Claves 50-1409
– Haydn, Sonates Hob.XVI:21, 25, 37, 39 – Hiroaki Takenouchi – 1 CD Artalinna ATL-A006
– Mozart, Beethoven, Brahms & Scriabin (Récital) – Lorenzo Soulès, Orchestre de Chambre de Genève, dir. Simon Gaudenz – 1 CD Nascor NS11
Photo à la une : (c) Pierre-Yves Lascar (Neumarkt in der Oberpfalz, 26 février 2014)