Portrait du pianiste allemand Herbert Schuch, en trois albums, à l’occasion de deux concerts exceptionnels à Paris et de la parution de son album Invocation chez Naive
J’ai découvert le pianiste Herbert Schuch au travers d’un formidable enregistrement consacré à Schumann, réalisé en 2009 et publié sur le label allemand Oehms Classics en juin 2010. Ce qui m’a frappé dès la première écoute est la conjugaison, rare, entre un élan dionysiaque et parfaitement naturel, témoin d’une compréhension parfaite des œuvres, un son plein, lumineux, presque orchestral, et un lyrisme discret bien que palpable.
Son Carnaval est peut-être l’un des plus fluides et élégants des dernières années. En retrouvant le geste si évident d’un Youri Egorov chez EMI ou en d’autres instants l’esprit dramatique voire pathétique (au sens noble du terme, celui de la Quatrième Symphonie de Schubert) d’un Claudio Arrau chez Philips, Herbert Schuch nous plonge dans un conte poétique aux mille figures et atmosphères.
En fait, tout au long de son programme, le jeu de Schuch se distingue par son sens narratif. Pas de pittoresque, non, jamais, ni de décoratif. Schuch se met tout entier, intellectuellement, physiquement – quel jeu engagé, plein de force, de puissance, de poigne ! – au service de l’imagination débordante, foisonnante de Schumann.
Car ce qui reste également impressionnant, c’est sa volonté de rendre compte de l’écriture le plus exactement possible : polyphonies claires, voix intermédiaires d’une présence étonnante (Finale des Papillons, ou dans le Carnaval la Valse noble, Eusebius, ou même les piquantes Lettres Dansantes), Schuch n’a pas oublié que Schumann est, toujours, le chantre d’une voix intérieure, dissimulée. Dans ce moment d’ardent romantisme qu’est Chiarina, Schuch donne du nerf – en soi un modèle de romantisme échevelé parfaitement maîtrisé, où l’on sent la tentation constante du déséquilibre, de la non-retenue, sans jamais la franchir. Une expression magnifique ! Si la technique de l’enregistrement tire parfois vers le clinquant dans les registres les plus aigus, elle ne met jamais en péril la science du timbre que développe Schuch – une qualité que remarquait déjà Jean-Charles Hoffelé dans un précédent article.
Aux côtés de ce Carnaval presque exemplaire figurent des Papillons tour à tour grandioses, espiègles, semi-tragiques, un rien mélancoliques : une forme de Carte de Tendre à la façon romantique peut-être. Ce disque renferme décidément des beautés à ce point mémorables qu’il en devient – selon moi – l’un des plus essentiels des dernières années.
Dès lors, Schuch devint une petite obsession pour moi. Il y a encore plusieurs mois, je pensais sans doute en secret à un enregistrement avec lui. Et surtout à le faire venir en France pour un concert. Même si ses disques n’étaient pas distribués dans notre pays, je pus néanmoins me les procurer et les savourer !
Un autre coup de coeur vient ensuite avec son programme mêlant Schubert et Lachenmann – composé avec bonheur. Petit hommage à Schubert par notre contemporain Helmut Lachenmann pour commencer, auquel succède aux détours d’une nuance gracieuse la D. 894 du compositeur viennois, dans une interprétation qui regarde du côté de la violence dans le premier mouvement : les moments de pure rêverie trahissent une vraie anxiété ; c’est un Soleil gorgé de noirceur que nous propose ici le pianiste allemand dans cette ample porte d’entrée, jusqu’à la tarentelle, joyeuse et rayonnante, du merveilleux Allegretto finale. La D. 537 prend étonnamment des accents du Schubert tardif, et anticipe sur la Grande Sonate en ut mineur, souvent mal-aimée. Là encore, ce qui saisit, c’est la force jamais déclamatoire du jeu. Sans doute Schuch pourra-t-il l’épurer dans les prochaines années, mais ce disque engagé, puissant, témoigne une nouvelle fois encore d’un talent certain pour retranscrire l’élan naturel des oeuvres et saisir la diversité des climats (Sonate D. 894, Andante). Fortement conseillé !
Quelques années avant le Carnaval Op. 9, les Papillons Op. 2, les Intermezzos Op. 4, Herbert Schuch avait regroupé au sein d’un autre album les Miroirs de Ravel et les Kreisleriana de Schumann – publié sous Oehms, OC 541. Jaillissait alors du cycle schumannien des 8 Phantasien dédiées à Chopin un sens du récit, mâtiné peut-être des hésitations de la jeunesse. Ici, les si délicates arabesques de l’incipit du Sehr innig und nicht zu rasch sont pleinement lyriques et ne dénotent pas la moindre hésitation dans le phrasé, ou une quelconque brusquerie. La fluidité qui imprègne le jeu de Herbert Schuch peut parfois rappeler celui d’un Pollini chez Deutsche Grammophon ; cependant, le jeune pianiste allemand creuse davantage dans ses Kreisleriana les richesses polyphoniques, souligne avec un caractère plus marqué les étranges inflexions rythmiques du compositeur (Sehr aufgeregt, Sehr lebhaft). Assez logiquement, Schuch inscrit ensuite les Miroirs de Ravel dans l’héritage de Liszt. Aucune tentation impressionniste. Beau toucher, cristallin, teintes variées, plus proches du sombre et de l’obscur néanmoins. Les Oiseaux tristes témoignent d’un usage subtil de la pédale et de la résonance. Un très beau disque, vraiment, qui ne traduit pas l’urgence irrépressible de ses futurs Schumann ou Schubert/Lachenmann.
Herbert Schuch proposait aussi il y a quelques années un programme intitulé Nachstücke (Morceaux de nuit, ou plus encore « Nocturnes ») d’une grande diversité, mêlant Schumann (Op. 23) une fois encore, mais aussi Scriabine, Mozart, Holliger et Ravel ! Aucun Chopin à l’horizon – grand absent de la discographie de Schuch à ce jour, et tant mieux ! Notons simplement que figurent dans cet album une Messe noire particulièrement anxieuse, traversée d’une force claironnante saisissante, et un Gaspard de la Nuit subtil.
INFORMATIONS SUPPLÉMENTAIRES
Le pianiste allemand donne à Paris deux récitals, les 2 & 3 octobre 2014, respectivement à l’Église évangélique allemande (25, rue Blanche, dans le 9è) où il interprètera le programme de son nouvel album chez Naive, puis au Café de la Danse (Paris 11), où il interprétera Schubert et Janacek.
Réservations possibles sur Digitick (2 octobre, 3 octobre) ou Weezevent (2 octobre, 3 octobre).
LA NOUVEAUTÉ DU MOMENT
Paru le 25 août 2014 en France (en Allemagne, il sortira le 2 octobre), le nouvel album du pianiste allemand, sous étiquette Naive, se compose de pièces inspirées par les cloches, de Murail, Messiaen, Liszt, J. S. Bach et Ravel (nouvelle interprétation de La Vallée des cloches). De nouveaux projets sont aujourd’hui en préparation entre le label français et l’un des talents les plus éblouissants de la nouvelle scène pianistique Outre-Rhin.
Le site officiel d’Herbert Schuch
Pour découvrir toute la discographie d’Herbert Schuch, vous pouvez choisir le site Qobuz.
Photo à la une : (c) Felix Broede