Ivry Gitlis était devenu pour nous tous qui fréquentions les concerts parisiens une présence qui semblait éternelle. Le sourire toujours un peu moqueur, l’anecdote aisée, l’œil qui frise avant une petite saillie humoristique, au bras de Martha ou accompagné d’amis fidèles, il s’était fait une religion de venir entendre ses confrères. Qui aurait pu le penser mortel ? Certainement pas Emilio Pessina, qui après avoir publié un double album consacré à ses enregistrements de jeunesse s’était attelé à la mise au point de ce coffret, faisant écouter à Ivry les bandes d’archives qu’il dénichait. Finalement la mort sera passée par là, emportant le violoniste, et transformant ce coffret pensé pour qu’il soit publié de son vivant, en hommage.
En rien un hommage funèbre ! Tous les visages du violoniste y paraissent, de ses années de pleine gloire au tournant des décennies 1950/1960 jusqu’en 2002 où il rejoignait Steven Isserlis et Nelson Goerner pour un Trio de Tchaïkovski comme venu d’un autre monde musical. Ces portamentos, ce vibrato de chanteuse, ces phrasés aux accents expressifs rappellent que Gitlis a fait perdurer dans un siècle, où les violonistes auront appris à gourmer un peu trop leurs archets, le style flamboyant hérité des grands princes de l’archet romantique. S’y ajoute un goût pour le jeu rhapsodique un peu tzigane, un imaginaire qui restera marqué par l’art de phraser et de danser d’une certaine musique ashkénaze, que la fantaisie native d’Ivry infusait à tout ce qu’il jouait.
La moisson est abondante, évidemment inégale. L’entendre jouer le Concerto de Brahms avec tant de caractère donne soudain aux cadences de Joachim un parfum absolument tzigane, l’Orchestre de la Radio Roumaine trouvant sans peine à s’accorder à ce diapason stylistique singulier, mais en 1980, l’archet râpait déjà. Peu importe, quel feu ! Plus tardif encore (1995), le Beethoven venu du Japon, dont le Larghetto sonne comme un moment de grâce, aussi émacié d’archet qu’en soit le son.
En musique de chambre, et même tardivement, il reste un fabuleux conteur avec Martha (la 9e Sonate de Beethoven) ou ses amis (Polina Leschenko pour la 3e de Brahms, Ana-Maria Vera pour la rare Sonate de Richard Strauss), mais le sommet de ces captations reste le grand bouquet de concertos enregistré durant les années 1960 et 1970, ainsi que la réédition de deux gravures VOX de 1954 et 1956, le Kammerkonzert de Berg et le Duo concertant de Stravinski ; pour l’un et l’autre paraît une pianiste de premier rang totalement oubliée aujourd’hui, Charlotte Lois Zelka.
Il faut entendre la concentration de cet archet dans la Symphonie espagnole captée à Göteborg en 1968, le jeu sculptural qu’il met au Concerto de Nielsen magnifié par la direction abrupte de Marius Constant à l’inverse de celle d’André Jolivet qui marche sur des œufs dans le Concerto « A la mémoire d’un ange » de Berg, laissant le violoniste assumer seul une lecture mahlérienne, d’une émotion assumée.
Folie !, le Finale du Sibelius avec Gérard Devos qui entraîne le Philharmonique dans une course incendiaire. Quel archet !, qui prend tous les risques et brûle ses cordes ! Admirable Ivry, tout entier vivant dans cette somme prodigieuse, ne la ratez pas !
LE DISQUE DU JOUR
Ivry Gitlis in memoriam
Inédits et Introuvables
CD 1
Piotr Ilyitch Tchaikovski (1840-1893)
Concerto pour violon et orchestre en ré majeur,
Op. 35, TH 59
Grand Orchestre Symphonique de Radio-Télé Luxembourg –
Louis de Froment, direction (8 décembre 1959)
Jean Sibelius (1865-1957)
Concerto pour violon et orchestre en ré mineur, Op. 47
Grand Orchestre Symphonique de Radio-Télé Luxembourg –
Louis de Froment, direction (7 décembre 1959)
Alban Berg (1885-1935)
Concerto pour violon et orchestre, « A la mémoire d’un ange »
Orchestre National de la R.T.F. – André Jolivet, direction (12 novembre 1959)
CD 2
Jean Sibelius (1865-1957)
Concerto pour violon et orchestre en ré mineur, Op. 47
Orchestre Philharmonique de l’O.R.T.F. – Gérard Devos, direction (15 oct 1964)
Edouard Lalo (1823-1892)
Symphonie espagnole en ré mineur, Op. 21
Göteborgs Symfoniker – John Frandsen, direction (7 novembre 1968)
Igor Stravinski (1882-1971)
Concerto pour violon et orchestre en ré
Orchestre National de l’O.R.T.F. – Zubin Mehta, direction (21 janvier 1969)
CD 3
Carl Nielsen (1865-1931)
Concerto pour violon et orchestre, Op. 33, FS 61
Orchestre National de l’O.R.T.F. – Marius Constant, direction (25 janvier 1972)
Niccolò Paganini (1782-1840)
Concerto pour violon et orchestre No. 1 en ré majeur, Op. 6, MS 21
Münchner Rundfunkorchester – Kurt Eichhorn, direction (10 novembre 1972)
CD 4
Johannes Brahms (1833-1897)
Concerto pour violon et orchestre en ré majeur, Op. 77 (Cadenza: Joachim)
Orchestra Națională Radio România – Iosif Conta, direction (24 janvier 1980)
Niccolò Paganini (1782-1840)
Concerto pour violon et orchestre No. 1 en ré majeur, Op. 6, MS 21
Grand Orchestre Symphonique de Radio-Télé Luxembourg –
Leopold Hager, direction (21 octobre 1982)
CD 5
Giovanni Battista Viotti (1755-1824)
Concerto pour violon et orchestre No. 1 en ut majeur, G. 32, WI:1
Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Concerto pour violon et orchestre en ré majeur, Op. 61 (Cadenzas: Kreisler)
(+ bis: Improvisation sur la mélodie japonaise « Hamabe no uta »)
NHK Symphony Orchestra – Yuzo Toyama, direction (18 décembre 1995)
CD 6
Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Sonate pour violon et piano No. 9 en la majeur, Op. 47 « Kreutzer »
(arr. pour violon et orchestre de chambre: Richard Tognetti)
Camille Saint-Saëns (1835-1921)
Introduction et Rondò capriccioso, Op. 28
(arr. pour violon et orchestre de chambre: Richard Tognetti)
Australian Chamber Orchestra – Richard Tognetti, 1er violon (20 octobre 2000)
Johannes Brahms (1833-1897)
Sonate pour violon et piano No. 3 en ré mineur, Op. 108
Polina Leschenko, piano (12 juin 2005)
CD 7
Richard Strauss (1864-1949)
Sonate pour violon et piano en mi bémol majeur, Op. 18
(répétition, sur les 2 premiers mouvements)
Ana-Maria Vera, piano (fin des années 1990)
Piotr Ilyitch Tchaikovski (1840-1893)
Trio pour piano, violon et violoncelle en la mineur, Op. 50 « A la mémoire d’un grand artiste »
Steven Isserlis, violoncelle – Nelson Goerner, piano (16 janvier 2002)
CD 8
Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Sonate pour violon et piano No. 9 en la majeur, Op. 47 « Kreutzer »
Martha Argerich, piano (7 juin 2003)
Béla Bartók (1881-1945)
Rhapsodie pour violon et piano No. 1, Sz. 87, BB 94
Akane Sakai, piano (26 juin 2004)
Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)
Sonate pour violon et clavier en sol majeur, K. 301/293a
Martha Argerich, piano (14 juin 2006)
G. Gershwin (1899-1937), C. Porter (1891-1964), H. Arlen (1905-1986)
Improvisations around « Porgy and Bess »
Cyril Barbessol, piano (1 juillet 2010)
CD 9
Gaetano Pugnani (1731-1798)
Sonate pour violon et clavier en ré majeur, Op. 8 No. 3 (extrait : I. Largo)
Jean-Antoine Desplanes (1678-1757)
Intrada (Grave) (arr.: Tivadar Nachéz)
Pupils of Marcel Chailley, violons – Céliny Chailley-Richez et Jacques Chailley, direction (11 février 1937)
Niccolò Paganini (1782-1840)
Concerto pour violon et orchestre No. 1 en ré majeur, Op. 6, MS 21 (réorchestration du premier mouvement: Wilhelmj – Cadenza: Sauret)
Austrian Symphony Orchestra – Kurt Wöss, direction (26-28 septembre 1950)
Alban Berg (1885-1935)
Concerto de chambre pour violon, piano et treize instruments à vent
Charlotte Lois Zelka, piano – Vienna Wind Ensemble –
Harold Byrns, direction (30 mars 1954)
Igor Stravinski (1882-1971)
Duo concertant
Charlotte Lois Zelka, piano (1955)
Un coffret de 9 CD du label Rhine Classics RH 019, assorti d’un livret à l’iconographie subtilement choisie et comportant la discographie intégrale de l’artiste réalisée par Jean-Michel Molkhou
Acheter l’album sur le site du label Rhine Classics, sur le site www.clicmusique.com, ou sur Amazon.fr
Photo à la une : le violoniste Ivry Gitlis et la pianiste Ana-Maria Vera, en 1995 – Photo : © DR