Fait assez rare pour être souligné : Decca, l’éditeur de Nelson Freire aujourd’hui, publie un double album de concertos issu de sources radiophoniques diverses. Ce Radio Days en bluffera plus d’un, il nous rend Freire dans la vingtaine et le début de sa trentaine, et là où il fut vraiment toujours chez lui : au concert.
Ambitus 1968-1979, territoire Allemagne essentiellement, Pays-Bas, France. L’album offre deux concertos déjà gravés au disque : le Premier de Tchaïkovski, corseté par Masur mais dont le jeune homme ébroue le Finale, ne retrouve pas tout à fait la musicalité parfaite, l’éloquence sans ostentation, la cambrure pianistique magique de l’enregistrement studio avec Kempe, alors que le Deuxième de Liszt … mais on y reviendra à la fin de la promenade.
Ailleurs, rien que des ajouts à la discographie officielle de l’artiste. Le Premier de Chopin surprendra par son ampleur, la profondeur du clavier, la maîtrise du chant ; c’est en soi admirable mais cela pourrait s’aventurer plus loin dans l’expression comme Freire avait fait avec le Second lors d’un concert mémorable aux Prom’s sous la direction de Lionel Bringuier (cf. DVD Bel Air Classiques BAC079). Un Premier de Prokofiev montre la virtuosité folle dont disposait naturellement le jeune homme : cela fuse, joue dans la subtilité, emporte les traits sur les pointes et de bout en bout avec un son merveilleux, doré, chatoyant qui surplombe la lecture assez convenue d’Ahronovitch : il semble tout occupé à placer son orchestre dans le flot piaffant de son pianiste !
L’Introduction et Allegro de concert de Schumann ne nous en dit pas plus, très raisonnablement jouée et pensée, mais la simple beauté de cette sonorité … qui vous emporte dans un Troisième de Rachmaninoff poème, incroyable de lyrisme dans la confidence, de fluidité : littéralement cela ne s’arrête jamais de chanter, avec des réserves de couleurs, des profondeurs simplement effleurées dans les polyphonies qui semblent venues d’un autre âge pianistique. Ce clavier ne pèse rien, c’est une harpe éolienne, mais l’ampleur de l’harmonie est plus d’une fois saisissante. Version inépuisable qui à chaque écoute vous dévoilera une nouvelle source d’étonnement et que David Zinman accompagne avec un sens des respirations, une science des nuances, des phrasés si subtilement détaillés dans une balance si parfaitement accordée au piano qu’on a le sentiment d’une musique de chambre continue. Magique.
Mais la perle absolue de l’album sera selon nous le Deuxième Concerto de Liszt. On connaît bien la version de studio gravée avec la Philharmonie de Dresde et Michel Plasson, mais ce jour-là à Munich, Nelson Freire accordait le vaste récitatif cantando de l’œuvre avec la baguette inspirée de son compatriote et grand aîné Eleazar de Carvalho. Ils prennent leur temps, le chef modelant l’orchestre, le pianiste allant jusqu’au bout des traits dans une sonorité enivrante. Romantique ? Oui, absolument, mais sans ostentation. Le bonheur de chanter à l’état pur, des fusions de timbres avec le violoncelle, des éventails de couleurs partagés entre le clavier et l’orchestre qu’on n’entendra pas ailleurs. Un sens du discours, une éloquence qui doivent beaucoup à l’art d’un chef rarissime au disque alors même qu’il fut le plus remarquable maestro que le Brésil ait enfanté.
En écho à toutes ces révélations, Decca publie un doublé Beethoven enregistré à Leipzig : L’Empereur, et l’Opus 111. Tempo tranquille dans le concerto : ce piano rayonne plutôt que de claironner. L’élégance de l’accompagnement du Gewandhaus que Chailly avive de quelques traits historiquement informés, ses couleurs claires, sont naturellement appariés à la sérénité de ce piano. Ce que délivre l’Opus 111 est d’une toute autre dimension. La plénitude de la sonorité refuse les escarpements, les brutalités, le discours tout en muscles que tant y ont mis avec ostentation.
Pour Freire, hier comme aujourd’hui le chant compte pardessus tout. C’est en lyrique qu’il déploie les paysages inouïs de l’ultime Sonate de Beethoven, et sans y trouver une once de métaphysique : la musique et elle seule. Témoignage précieux, angle de vue à contre courant de tout ce que l’on fait aujourd’hui dans Beethoven. On veut une suite !
LES DISQUES DU JOUR
THE RADIO DAYS
Concertos de Chopin (Concerto No. 1 en mi mineur), Tchaïkovski (Concerto No. 1 en si bémol mineur), Chopin, Rachmaninov (Concerto No. 3 en ré mineur), Schumann (Introduction de concert & Allegro), Prokofiev (Concerto pour piano No. 1 en ré bémol majeur) & Liszt (Concerto No. 2)
Ludwig van BEETHOVEN (1770-1827)
Concerto pour piano No. 5 en mi bémol majeur, Op. 73 « L’Empereur » (2) ;
Sonate pour piano No. 32 en ut mineur, Op. 111
Nelson Freire, piano
Gewandhausorchester Leipzig (2)
Riccardo Chailly, direction (2)
2 albums Decca 478 5334 (2) et 478 6772 (1)
Photo à la une : (c) Decca