Dans ses éclairantes notes, Tully Potter rapporte la colère froide de Ruggiero Ricci face à Anatole Fistoulari qui lui refusa de battre à un temps le Finale du Concerto de Khatchaturian, le privant ainsi de filer aussi vite qu’il le voulait. Virtuose absolu, il aimait briller, et où briller plus qu’en ce moto perpetuo ? Mais Fistoulari, chef averti et accompagnateur de grande classe, connaissait toutes les possibilités de son violoniste, et il lui offrait l’espace nécessaire pour chanter la part la plus inspirée de ce Finale, l’épisode central en mode mineur, et comme il chante, enivré de la beauté absolue de sa sonorité !
Au vrai, Ricci était la queue de la comète, né américain, élève de Persinger, enfant prodige remarqué par Kreisler, il ira se perfectionner auprès de Georg Kulenkampff. La virtuosité funambulesque de son archet ne faisait qu’une bouchée des Caprices de Paganini qu’il grava deux fois avec la même insolence, ces disques firent sa légende, virtuose d’abord. Mais le charme irrésistible des phrasés, le son caressé et éclos, l’imaginaire des timbres, et ce ton de chanteur/chanteuse, mi-ténor mi-soprano, seront d’emblée d’un autre âge.
Oui, Ricci fut bien l’ultime songe du violon romantique de l’ancien monde avant que ne déboulent les virtuoses russes, Oistrakh, Sitkovetsky, Kogan, leurs sons immenses, leurs cordes tendues. Il aurait pu disparaître, mais Decca, des deux côtés de l’Atlantique, accompagnera sa carrière jusqu’à son quasi terme, lui laissant libre cours d’honorer quelques disques pour VOX – Walter Süsskind le voulait expressément pour son enregistrement du Concerto de Dvořák – ce que narrent ces deux coffrets parfaitement édités.
Les séances londoniennes des années 50, avec la pléthore des concertos enregistrés dans la disposition particulière autorisée par le Kingsway Hall – le soliste sur la scène en surplomb face à l’orchestre disposé au parterre dont on retirait les fauteuils – sont simplement historiques, dominées contre toute attente par un Concerto de Sibelius légendaire, âpre, rhapsode, enténébré par la direction granitique du trop méconnu Øivin Fjeldstad. Mais écoutez également comment, sous la baguette stylée de Sir Adrian Boult, il chante son Beethoven, unique par l’élégance, la simplicité. Ricci pouvait tout jouer, le panel des sonates et des pièces de genre le prouvent, ne serait-ce que le tardif album tout Kreisler.
Merveilles absolues, les trois Sonates de Brahms enregistrées chez lui avec Julius Katchen, acoustique naturelle qui saisit exactement le dialogue et les accords de ses deux musiciens qui s’aimaient tant. Decca leur fera réenregistrer les deux premières avec leur équipe technique, reléguant l’enregistrement domestique aux enfers des archives. Il paraît enfin après un long travail de recherche entrepris par Cyrus Meher-Homji pour retrouver ces bandes oubliées. Qu’il en soit ici remercié, comme pour l’excellence de cette édition qui fera date.
LE DISQUE DU JOUR
Ruggiero Ricci
Complete Decca Recordings
Œuvres de Achron, Bach, Bartók, Bazzini, Beethoven, Bruch, Chopin, Dvořák, Elgar, Hindemith, Hubay, Khachaturian, Kroll, Lalo, Mendelssohn, Moszkowski, Paganini, Prokofiev, Ravel, Sarasate, Saint-Saëns, Sibelius, Smetana, Strauss, Stravinsky, Suk, Tchaikovsky, von Vecsey, Weber, Wieniawski
Ruggiero Ricci, violon
London Philharmonic Orchestra
New Symphony Orchestra
London Symphony Orchestra
L’Orchestre de la Suisse Romande
Netherlands Radio Philharmonic Orchestra
Sir Adrian Boult, direction
Sir Malcolm Sargent, direction
Anthony Collins, direction
Ernest Ansermet, direction
Øivin Fjeldstad, direction
Anatole Fistoulari, direction
Piero Gamba, direction
Jean Fournet, direction
Carlo Bussotti, piano
Friedrich Gulda, piano
Julius Katchen, piano
Louis Persinger, piano
Ernest Lush, piano
Un coffret de 20 CD du label Decca 4842150 (Collection Eloquence Australie)
Acheter l’album sur le site de la collection Eloquence Australia, sur le site www.ledisquaire.com, ou sur Amazon.fr
Ruggiero Ricci
Complete American Decca Recordings
Œuvres de Bach, Brahms, Bruch, Desplanes, Ernst, Haendel, Hubay, Kabalevsky, Kreisler, Locatelli, Mendelssohn, Mozart, Nardini, Paganini, Prokofiev, Saint-Saëns, Sarasate, Schumann, Tchaikovsky, Veracini, Vivaldi, von Paradies, von Vecsey, Villa-Lobos, Wieniawski
Ruggiero Ricci, violon, direction
Stradivarius Chamber Orchestra
Cincinnati Symphony Orchestra
Max Rudolf, direction
Brooks Smith, piano
Leon Pommers, piano
Kenneth Cooper, clavecin
Gloria Agostini, harpe
Rolando Valdés-Blain, guitare
Lee Venora, soprano
David Nadien, second violon
Un coffret de 9 CD du label Deutsche Grammophon 4841988 (Collection Eloquence Australia)
Acheter l’album sur le site du label Eloquence Australia, sur le site www.ledisquaire.com, ou sur Amazon.fr
Photo à la une : le violoniste Ruggiero Ricci, à l’âge de quatorze ans, avec sa mère et le dramaturge Gerhart Hauptmann, à Berlin, en 1932 – Photo : © Bundesarchiv, Deutschland