Je me souviens de l’air faraud que j’abordais, sortant de chez le disquaire en reprenant le Ring en sens inverse, important dans un sac plastique, en huit albums séparés, toute l’œuvre pour piano de Debussy par Jörg Demus. Je l’avais enfin trouvée, étiquette Amadeo, à Vienne, où elle circulait encore en série économique avec un stupide bouquet de fleurs en pastel, le même sur chaque pochette. Grandeur et misère de la discographie demusienne !
Evidemment, sur les bords de Seine, quasi personne n’avait entendu parler de cette intégrale. Demus m’avait confié chez lui, dans son château qui prenait l’eau et où l’on pouvait dormir sous les pianos, qu’il l’avait enregistrée à Milan dans les années soixante, pour Thomas Gallia, sur un magnifique Bechstein trouvé chez une comtesse milanaise, dont il devait refaire l’accord sans cesse. L’intégrale disparue corps et bien après cette parution fugitive, jusqu’à ce que Universal Italie la réédite en 2003 tout aussi fugitivement.
La revoici, identique de son (il faudrait écrire « en son de magicien ») dans un petit album carton serrant fort les 5 CDs.
Bonheur !, le Debussy de Demus est celui du faune, sensuel, ivre de couleurs et de dynamiques, d’une liberté dans la rigueur qui tire l’auteur de La Mer du côté des fauves. Tout ici tient du sortilège, au-delà de la magie strictement pianistique.
La profondeur des interprétations (Canope, Des pas sur la neige, capturent le vertige du silence, l’amertume au goût de cendre de la mort), la tendresse désarmante qu’il met à La boîte à joujoux, le ton de rêve dont il pastellise une Suite bergamasque inouïe de suggestion, des Préludes ouverts de récits, de couleurs comme par un éventail, et puis soudain ces Images (y compris les « oubliées » qu’il fut l’un des premiers à graver, peut-être même le premier d’ailleurs), ces Estampes qui dévoilent d’autres mondes, des Orients vus aux travers des nymphéas, sublimes simplement.
Tout ici parle d’évidence, jusqu’à la proclamation de Pour le piano, et jusqu’aux Etudes surtout, où dans le flamboiement des timbres, la liberté vorace du clavier, les terribles précipités de la guerre qui y fondent leurs clairons et leurs bombes, le faune s’ébroue, râle, jouit encore.
Fascinant et enfin à portée d’oreille pour chacun, et quasi donné ! Idéal pour attendre patiemment le fort coffret promis pour le prochain printemps où Cyrus Meher-Homji aura rassemblé tous les enregistrements du pianiste viennois pour les labels détenus aujourd’hui par Universal, dont les rares Westminster !
LE DISQUE DU JOUR
Claude Debussy (1862-1918)
L’Œuvre pour piano à deux mains (Intégrale)
Jörg Demus, piano
Un coffret de 5 CD du label Musica Viva MV120
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Photo à la une : le pianiste Jörg Demus – Photo : © DR