Depuis La finta pazza de Francesco Sacrati (1641), les scènes de folie sont devenues les obligées de tout opéra vénitien, ce topos connaîtra son apogée avec la « fureur » de l’Orlando vivaldien. Francesco Cavalli, composant son Egisto sur le livret virtuose de Giovanni Faustini l’année même de la mort de Claudio Monteverdi, pour la saison de l’année 1643 du Teatro San Cassiano, confessera que « les prières impérieuses d’un grand personnage m’ont contraint à intégrer la folie d’Egisto dans l’œuvre pour satisfaire le génie de celui qui doit l’interpréter ».
Du génie, Marc Mauillon n’en manque pas : son « Celesti fulmini, onde vastissime » à l’Acte III, la fameuse scène de folie où, mise en abîme, Egisto se prend pour Orfeo allant sauver Euridice des Enfers, rend justice au baryton pour lequel il fut écrit et le montre animé d’une violence qui détruit les mots eux-mêmes, admirable appropriation du génie que Cavalli aura infusé aux 197 mesures de cette « furia ».
D’ailleurs L’Egisto n’est que folie, et c’est bien ainsi que l’entend Vincent Dumestre, réunissant dans son orchestre profus, constellé de couleurs, une distribution fabuleuse. « Favola dramatica musicae », indique la partition, c’est faire allégeance à la favola qui déjà était le modèle laissé par L’Orfeo de Monteverdi.
Mais l’Arcadie de Faustini est tout autre, si son île de Zacinto est belle comme l’antique, et toujours peuplée de nymphes et de bergers, l’Amour y commande en maître, créant le désordre des sentiments, infusant en part égale les flammes adverses de l’érotisme (ce que Le Poème Harmonique fait d’abord entendre) et de la jalousie, gagnant les figures de tragédiennes (Didon, Phèdre) et les Dieux eux-mêmes qui croient un peu vite tirer tous les fils. La scène des Héroïdes mortes à l’Erèbe est anthologique.
Œuvre géniale, avec ses deux couples aux amours contrariés et abusés, sa vielle servante toujours prête à porter conseil (fabuleux Nicholas Scott, grimant son ténor mozartien pour évoquer le timbre d’Hugues Cuénod qui se régalait tant de ce type d’emplois lors de ses années de Glyndebourne), tout ce qui obéit aux canons de l’opéra vénitien étant transporté dans un monde de pure hystérie où tous dessinent leurs personnages avec un sens aigu de leur psychologie, du tendre Lidio de Zachary Wilder au jaloux Hipparco de Romain Bockler, de la malheureuse Clori selon Sophie Junker, accusée à tort d’infidélité par Egisto, au désespoir de Climène prête au suicide d’Ambroisine Brè.
Une évidence : Vincent Dumestre a trouvé dans le théâtre de Cavalli plus d’un écho à son propre univers. Si je ne peux douter que demain Calisto, Ercole amante, L’Ormindo, La Statira, La Doriclea, L’Eritrea, L’Euripo, Giasone, lui iraient comme une seconde peau, aura-t-il l’audace de se pencher sur la trilogie romaine – Scipione Africano, Muzio Scevola, Pompeo Magno – triade que le disque n’a jamais abordée, ultimes verbes de Cavalli retourné à Venise après son apogée française à la cour du jeune Louis XIV.
LE DISQUE DU JOUR
Francesco Cavalli
(1602-1676)
L’Egisto re di Cipro
Marc Mauillon, baryton (Egisto)
Sophie Junker, soprano (Clori)
Zachary Wilder, ténor (Lidio)
Ambroisine Bré,
mezzo-soprano (Climene)
David Tricou, ténor (La Notte, Apollo)
Romain Bockler, baryton (Hipparco)
Eugénie Lefebvre, soprano (Aurora, Amore, Hora)
Nicholas Scott, ténor (Dema)
Marielou Jacquard, mezzo-soprano (Bellezza, Fedra)
Caroline Meng, mezzo-soprano (Hero, Venere)
Victoire Bunel, mezzo-soprano (Cinea, Semele)
Floriane Hasler, mezzo-soprano (Didone, Volupia)
Le Poème Harmonique
Vincent Dumestre, direction
Un album de 2 CD du label Château de Versailles Spectacles CVS076
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Photo à la une : le chef Vincent Dumestre – Photo : © Geoffroy Lasne