Serpent de mer et apogée

On savait, d’une manière certaine, que Jessye Norman avait enregistré des fragments de Tristan und Isolde, elle n’en faisait pas mystère d’ailleurs, confessant qu’à l’opéra, où elle était rare par choix, Aida, Phèdre, Elisabeth, La Comtesse, Didon, Carmen, Selika, Euryanthe, Medora, Hélène, Salome et Ariadne toutes inoubliables, Isolde était un rêve.

Rêve longtemps possible, mais plus en 1998, alors qu’elle étrennait ce qu’elle-même appelait sa seconde voix. Mais au fond, peu importe, on passera sur les aigus, sur le chant lancé contre vents et marrés dans le duo d’amour, ce timbre-là, ce rayonnement, cette douceur après le cri en font l’anti-Nilsson, une Isolde fragile mais téméraire, somptueuse jusque dans la mise en danger, plus proche d’une Leider, d’une Ligendza, d’une Margaret Price que des sopranos athlétiques.

Après tout Isolde n’est pas Brünnhilde, et son imprécation de l’Acte I, dans une voix soudain de pure magicienne est assez bluffante, surtout drapé dans les filtres troubles du Gewandhaus. Plutôt qu’un bon Tristan (Thomas Moser) et d’une Brangäne hélas à la trame (qu’est-il arrivé à Hanna Schwarz, méconnaissable ?), c’est le jeune Marin de Ian Bostridge et surtout l’orchestre océanique de Kurt Masur qui fascinent, me faisant regretter qu’il n’ait jamais gravé l’opéra au complet (pourquoi d’ailleurs fut-il si avare de Wagner ?).

Les deux autres volets de cette petite boîte sont eux indispensables : le concert donné en février 1994 au Symphony Hall de Boston rappelle combien Jessye Norman « pensait » ses programmes de concert. Trois héroïnes, Bérénice, Cléopâtre, Phèdre, trois siècles, ceux de Haydn, de Berlioz, de Britten, trois incarnations de pur théâtre qui culminent dans la cantate de Berlioz, mais il faut entendre l’irrépressible nostalgie, la noblesse de port de chant dont elle pare la Phaedra de Britten. Soirée magique aussi par l’inspiration qu’y apporte Seiji Ozawa.

Tout cela s’efface pourtant devant les échos de deux concerts berlinois où les Philharmoniker sont transformés en pure magie par James Levine. En mai 1989, ces Vier letzte Lieder qui embaument et déploient les lianes de leurs polyphonies, l’alouette lointaine de la flûte à la fin, et ce chant entêtant ! Merveille, à laquelle le public s’attendait : écoutez le triomphe qu’il lui fait lorsqu’elle paraît. Jessye Norman était devenu un mythe, en 1992 elle revenait à ce qui, avec l’opus de Richard Strauss, fut son cycle favori, les Wesendonck-Lieder, toujours dans la soie et la nacre des Berliner dispensé comme autant de caresses, une apogée pour la voix irréelle de cette femme adorable, dont la fin de vie fut si tragique.

LE DISQUE DU JOUR

Jessye Norman
The Unreleased Masters

Richard Wagner (1813-1883)
Tristan und Isolde, WWV 90 – Actes I & II (extraits)
Ian Bostridge, ténor (Melot) – Thomas Moser, tenor (Tristan) – Hanna Schwarz, soprano (Brangäne) – Gewandhausorchester LeipzigKurt Masur, direction

Richard Strauss (1864-1949)
4 Letzte Lieder, TrV 296
Richard Wagner (1813-1883)
Wesendonck Lieder, WWV 91 (version Mottl)
Berliner PhilharmonikerJames Levine, direction

Joseph Haydn (1732-1809)
Scena di Berenice, Hob. XXIVa:10
Hector Berlioz (1803-1869)
La mort de Cléopâtre, H. 36
Benjamin Britten (1913-1976)
Phaedra, Op. 93
Boston Symphony OrchestraSeiji Ozawa, direction

Jessye Norman, soprano

Un coffret de 3 CD du label Decca 4852984
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Photo à la une : la soprano Jessye Norman – Photo : © DR