Les deux visages

Cette douleur dans l’assombrissement de l’Adagio assai qui ira jusqu’au quasi cri invite dans le Concerto en sol l’univers si noir du Concerto pour la main gauche, et rappelle que les deux œuvres furent écrites en regard, et de la même encre. Beaucoup n’auront pas même perçu cette tension, jouant tout dans la même ligne solaire, Alexandre Tharaud, qui connaît son Ravel par âme, s’y souvient probablement de la vison qu’y convoquait Samson François et ose ce glas qu’on n’entend jamais.

Mais le Concerto en sol majeur est aussi dans ses moments Allegro cette folie d’un jazz en arc-en-ciel dont le pianiste ne fait qu’une bouchée, swing et échappées belles, toute une enivrante suractivité rythmique que pimentent les bois du National menés avec une intense fantaisie par Louis Langrée.

Cet accord magique se renouvelle dans le Concerto pour Wittgenstein, mais dans des nuances de cauchemar, le prestidigitateur s’y fait diable, artificier tragique dont le théâtre est un champ de mines. La guerre de tranchées est partout sous les doigts d’Alexandre Tharaud, qui convoque des visions de charnier, fait tonner son clavier en fureur, rage des traits de mitraillette, proposition fascinante, suivie au cordeau par un orchestre fantasque aux proclamations démesurées.

Le jazz s’invite ici aussi, mais déformé, amer, acide, osant la charge, le grotesque, une parodie de Laideronette, impératrice des pagodes faisant diversion. Quel kaléidoscope !, qu’Alexandre Tharaud fait tourner à toute vitesse pour saisir cette folle course à l’abîme et mieux suspendre les cadences où seul il élève son chant vers une voie lactée inquiète.

J’attendais un couplage jazz, le Concerto de Gershwin comme réponse au jazz de Ravel, mais non, ce seront les Nuits andalouses de Falla, sauvées de tant de ces lectures affadies qui les inféodent à un pâle debussysme.

Alexandre Tharaud hausse leurs paysages fantasques à l’étiage de ceux de Ravel, ardant leur con fuoco, tout duende, cambrant la gitane de la Danza lejana, implosant le feu d’artifices d’En los jardines de la Sierra de Córdoba dans l’orchestre flamboyant de Louis Langrée, faisant jeu égal avec les ardeurs osées par Alicia de Larrocha et Eduardo del Pueyo.

Quel disque !, splendidement saisi par les micros de Pierre Monteil.

LE DISQUE DU JOUR

Maurice Ravel (1875-1937)
Concerto pour piano et orchestre en sol majeur, M. 83
Concerto pour piano et orchestre en ré majeur, M. 82 (Pour la main gauche)
Manuel de Falla (1876-1946)
Nuits dans les jardins d’Espagne

Alexandre Tharaud, piano
Orchestre National de France
Louis Langrée, direction

Un album du label Erato 5054197660719
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Photo à la une : le pianiste Alexandre Tharaud –
Photo : © Jean-Baptiste Millot