Ceux qui découvriront l’art de Nicholas Angelich ici, en commençant par les vastes horizons de steppes de son Troisième Concerto de Rachmaninov, ne pourront croire qu’il avait le souffle court. Une opération lui donnant de nouveaux poumons devait l’en délivrer, le greffon ne prit pas, elle le tua.
51 ans, peu de disques, et avant même son entrée chez EMI, deux qui furent immédiatement des diamants noirs, pour harmonia mundi en « début album » : les Etudes-tableaux de Rachmaninov ; pour Suzanne et René Gambini, un disque Ravel côté sombre avec le doublé abyssal des Miroirs et Gaspard de la nuit. Pour EMI, un parcours plus ample, avec pour centre Brahms, Concertos, piano solo ou en chambre, auquel manquait entre autres les Variations et Fugue sur un thème de Haendel.
Pierre-Martin Juban, Jacques Thelen et Yves Petit de Voize, qui ont fouillé le vaste legs des captations de concert du plus français des pianistes américains, en ont trouvé l’écho capté un soir de mai 2019 aux Musicales d’Arradon de Vannes, rappelant qu’Angelich aimait à se produire devant des auditoires modestes par le nombre, son grand piano goûtant l’intime, comme le prouvent aussi les Fantaisies Dehmel de Zemlinsky données quasi confidentiellement au Théâtre de Douai.
Finalement, Nicholas Angelich n’aura que peu cédé à sa curiosité naturelle envers le répertoire. Quitte à l’étendre plutôt que ce soit dans l’amitié du Quatuor Ebène – un Quintette de Franck habillé en symphonie le prouve – ou avec Martha Argerich et deux percussionnistes poètes qui transforment la Sonate de Bartók en un rituel mystérieux.
Pour le peu de temps qu’il lui restait en conscience, la maladie et la fatigue l’enserrant à mesure, les Classiques deviendront son paradis, classiques au sens de ces opus qui forment le cœur du répertoire. L’ampleur de sa sonorité, sa technique fulgurante le destinaient à Beethoven, trop rarement abordé, mais du moins l’effervescence de cette Waldstein augmente les regrets autant qu’elle nous comble. Quel caractère !, quel sens visuel de la musique, qui emportent de fabuleux Tableaux d’une exposition, et raffinent tout un concert Ravel aux Miroirs hélas incomplets, avec une Alborada de grand caractère, le vertige emportant d’un même trait mortifère les Valses nobles et sentimentales, et l’orchestre de La Valse qui risque de faire imploser son piano et soulève en tsunami l’enthousiasme du public du Théâtre des Champs-Élysées.
« Son » public. Les concerts donnés à intervalles réguliers au théâtre de l’Avenue Montaigne avaient fini par rassembler un aréopage de convertis. Jouerait-il, que jouerait-il ? Le 16 juin 2011, ce furent les Variations Goldberg, à mon sens son plus beau disque, le concert d’ailleurs ne diffère pas de celui-ci gravé en février de la même année, mais la prise de son en est supérieure, captant le brio comme la tendresse et donnant à entendre le murmure de baryton dont Angelich enveloppait son jeu et qui m’allait au plexus lorsque je me trouvais assis au parterre, cette voix humaine qui se ployait dans la ligne de la musique. Bach lui était donné, évident, comme le prouve aussi une leste Deuxième Suite anglaise, alors que ses si poétiques Variations en fa mineur de Haydn font pleurer l’absence de ses Mozart que j’espérais tant.
Mais ce piano immense, sans marteaux, cet instrument d’ondes à l’imaginaire orchestral (écoutez le Preludio de Liszt, la Liebestod aussi) était d’abord chez lui dans le grand répertoire romantique, et plus encore chez Rachmaninov qui parlait à son âme serbe ; océanique son Troisième Concerto, et ses Variations Paganini si impeccables, d’un goût parfait, refusant le cirque, presque sévères d’ailleurs et si proche du geste drastique du compositeur.
Sept disques, vraiment c’est trop peu, Erato nous doit une suite maintenant que la boîte de Pandore est ouverte.
LE DISQUE DU JOUR
CD 1
Franz Liszt (1811-1886)
Études d’exécution transcendante, S. 139
(4 extraits : No. 1. Preludio ;
No. 3. Paysage ;
No. 10. Appassionata ;
No. 11. Harmonies du soir)
Isolde’s Liebestod, S. 447
En rêve, S. 207
Trübe Wolken, S. 199
Alban Berg (1885-1935)
Sonate pour piano, Op. 1
Alexander von Zemlinsky (1871-1942)
4 Fantasien über Gedichte von Richard Dehmel, Op. 9
CD 2
Johann Sebastian Bach (1685-1750)
Suite anglaise No. 2 en la mineur, BWV 807
Joseph Haydn (1732-1809)
Andante avec Variations en fa mineur, Hob. XVII:6
Johannes Brahms (1833-1897)
Variations et Fugue sur un thème de Haendel, Op. 24
CD 3
Maurice Ravel (1875-1937)
Miroirs, M. 43 (3 extraits : II. Oiseaux tristes, IV. Alborada del gracioso,
V. La Vallée des cloches)
Valses nobles et sentimentales, M. 61
La Valse, M. 72b
CD 4
Johann Sebastian Bach (1685-1750)
Variations Goldberg, BWV 988
CD 5
César Franck (1822-1890)
Quintette pour piano et cordes en fa mineur, CFF 121, FWV 7
Quatuor Ébène
Béla Bartók (1881-1945)
Sonate pour deux pianos et percussion, Sz. 110
Martha Argerich, piano – Camille Baslé, Jean-Claude Gengembre, percussions
CD 6
Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Sonate pour piano No. 21 en ut majeur, Op. 53 « Waldstein »
Modeste Moussorgski (1839-1881)
Tableaux d’une exposition
CD 7
Sergei Rachmaninov (1873-1943)
Concerto pour piano et orchestre No. 3 en ré mineur, Op. 30
Orchestre Philharmonique de Radio France – Myung-whun Chung, direction
Rhapsodie sur un thème de Paganini, Op. 43
Orchestre National du Capitole de Toulouse – Tugan Sokhiev, direction
2 Pièces à 6 mains (extrait : No. 2. Romance)
Martha Argerich, piano – Myung-whun Chung
Nicholas Angelich, piano
Un coffret de 7 CD du label Erato 5054197676185
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Photo à la une : le pianiste Nicholas Angelich – Photo : © Jean-Baptiste Millot/Warner Classics