On l’oublie trop, Jessye Norman dans sa première vingtaine trouva au Deutsche Oper de Berlin mieux qu’une scène, un esprit. L’esprit de la troupe qui lui rappelait la collégialité des chorales de gospels de son enfance et qui lui permit d’aborder des rôles aussi opposés qu’Aida ou La Comtesse des Noces, et parallèlement au théâtre la pratique des lieder, l’esprit-même du chant allemand.
Déjà des soirées de récitals, Schubert, Schumann, Strauss, Wolf, Mahler, Jessye Norman suivait les pas de sa consœur Grace Bumbry. En Allemagne, personne ne s’y trompait et au long des années soixante-dix, elle se forma un vaste répertoire de lieder qui l’accompagnera sa vie durant, et sera le sujet dès 1971 de son premier album pour Philips, avec Irwin Gage : Schubert et Mahler. Le commencer par les rares Schwestergruss et Der Zwerg montre dans ces deux scènes lyriques la diseuse absolue, jamais embarrassée pour rendre les mots clairs dans cette voix si opulente : écoutez seulement Ich bin der Welt abhanden geekommen où elle va au-delà des mots même, cueillant l’émotion dans la pourpre des aigus.
La messe était dite, l’opéra se raréfiera au profit du récital, Mahler deviendra l’un des objets de son art, Kindertotenlieder déchirants, deux fois Das Lied von der Erde et deux fois différemment, philosophique pour Sir Colin Davis au studio, dramatique et à vrai dire irrésistible en concert à Berlin pour James Levine. La question de l’ambitus se pose d’emblée : cette soprano savait être contralto, immensité des registres, unité pourtant, de grain, de couleurs, de souffle sur toute cette colonne de son qui enveloppait ses auditeurs, les enivrant d’harmoniques. Entendre à ce point la chair dans cette voix qui ne craignait ni les profondeurs de la Rhapsodie de Brahms – elle aura gravé tous ses lieder de soprano et d’alto, commencez d’abord par les deux Wiegenlieder – ni les écarts vertigineux d’Erwartung, quelle expérience, d’autant que cet instrument si rare était absolument phonogénique.
Tout ce que Jessye Norman aura gravé hors opéra pour Philips se trouve enfin réuni, y compris les albums de gospels (même la bande son du spectacle de Bob Wilson), les cross-over où elle s’invite dans les song books avec un chic fou, son grand récital Michel Legrand, merveilles en marge que toisent pourtant les quelques albums de mélodies françaises, irrésistibles, où elle savoure les mots comme le faisait Pierre Bernac, ajoutant la gloire de son timbre (L’invitation au voyage), et un esprit facétieux (Je te veux).
Régalez-vous d’abord chez Schubert, Schumann, Brahms, Mahler, Wolf, mais n’oubliez pas sa Tove inégalée, son Nietzsche dans la Troisième Symphonie de Mahler à Vienne pour Claudio Abbado, n’oubliez pas surtout ces Vier letzte Lieder ouverts sur les plus vastes horizons que cette œuvre n’ait jamais connus.
LE DISQUE DU JOUR
Jessye Norman
The Complete Studio Recitals
Œuvres de Alban Berg, Ludwig van Beethoven, Hector Berlioz, Johannes Brahms, Claude Debussy, Gabriel Duparc, Georg Friedrich Haendel, Franz Joseph Haydn, Gustav Mahler, Francis Poulenc, Maurice Ravel, Erik Satie, Arnold Schönberg, Franz Schubert, Robert Schumann, Richard Strauss, Michael Tippett, Richard Wagner, Hugo Wolf, etc.
Jessye Norman, soprano
Un coffret de 42 CD et 3 DVD du label Decca 4851014
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Photo à la une : la soprano Jessye Norman en arrière-plan, la poète Sonia Sanchez, à gauche, s’entretenant avec Gloria Steinem – Photo : © Jenny Warburg / Decca Records