Les aventures d’Artalinna continuent à Neumarkt in der Oberpfalz, et dans cette prestigieuse et éblouissante acoustique de l’Historischer Reitstadel où, par le passé, passèrent des musiciens tels qu’Alfred Brendel – les enregistrements Schubert chez Philips réalisés en 1987-88 -, Christian Zacharias (la fameuse intégrale Mozart pour Electrola en 1984), Zoltan Kocsis (une partie de son récital Rachmaninov en 1994 chez Philips), ou Murray Perahia, qui a enregistré ici quelques Scarlatti ou encore les dernières Sonates de Schubert au début des années 2000. Plus récemment, ECM New Series a régulièrement pris ses quartiers à Neumarkt, en y conviant Andras Schiff (Partitas de Bach, quelques Sonates de Beethoven) ou la plus jeune Momo Kodama.
Au travers du catalogue Artalinna, et sa gamme principale, Paesine, en référence aux marbres de Toscane qui servent d’illustrations aux albums de la collection, je tente de poursuivre, le plus modestement possible, mais avec une certaine détermination, cette longue lignée d’enregistrements exceptionnels de piano, qui ont pu, au fil des décennies, réjouir, enchanter, bouleverser les pianophiles.
Avec mes artistes et mes ingénieurs du son, nous avions adoré cet endroit en février dernier. Cinq pianistes y étaient venus : Hiroaki Takenouchi, Vestard Shimkus, Gabriel Urgell Reyes, François Dumont et Philippe Guilhon-Herbert. Tous avaient été séduits par cette acoustique à la fois précise et généreuse, ainsi que par le piano, très égal, d’une beauté de timbres rare chez les Steinway récents, ainsi que par le travail de la maison Niedermeyer, père et fils, originaires de Bayreuth et responsables de l’accord de l’instrument. Sorti de l’usine de Hamburg au début de l’été 2013, ce Steinway avait été transporté à Neumarkt à l’automne suivant, et avait été conçu en réalité lors de sa fabrication en accord avec l’acoustique à la fois large et intime de la salle.
En février, il s’agissait d’un instrument grandiose, neuf, éclatant. De retour en ce mois de novembre, lundi et mardi dernier, les 3 et 4, François Dumont remarquait que l’instrument était à ce jour « plus fait », plus égal, plus équilibré encore dans les registres qu’en février dernier – ce qui s’accordait parfaitement à son programme composé de pages de J. S. Bach.
Artalinna débute avec le pianiste français un vaste projet phonographique autour de l’oeuvre de J. S. Bach – plus précisément, Looking for BACH a pour but de questionner de manière originale l’influence du Cantor de Leipzig au travers de la postérité et de contextes historiques différents (la Vienne des années 1823-27, l' »impressionnisme » français). Porte d’entrée, la première partie, intégralement dédiée à Bach, offre quatre oeuvres choisies d’après les initiales du compositeur – déjà en soi une forme de mise en perspective avec la postérité. En allemand, chaque lettre du nom BACH correspond à des tonalités, B pour si bémol, A pour la, C pour ut, et H pour si naturel. Ces signaux sonores, Bach les utilisa dans L’Art de la fugue, dont la dernière pièce, le Contrapunctus XIV, s’achève sur un contre-sujet énonçant ces quatre notes.
Ici, dans ce premier volume, nous appliquons ce jeu à Bach lui-même : voici donc réunies les célèbres Partitas Nos. 1 et 2 (B et C), la Suite anglaise No. 2 (pour A) et la plus rare Suite française No. 3 (pour H) – la plus méconnue des 6 Suites françaises. François Dumont était donc à Neumarkt in der Oberpfalz pour deux jours. Dix heures de rush, et un sacré travail de post-production en perspective.
Si je n’ai jamais douté depuis plus de cinq années que je le connais, le suis et l’écoute de la musicalité de François Dumont, son concert à l’Orangerie de Bagatelle en août dernier, au cours duquel il avait interprété J. S. Bach (Capriccio), Chopin (Ballades Nos. 2 & 4), Ravel (La Valse), Tanguy (Intermezzi, 2003), m’avait révélé un musicien désormais libre, totalement maître de ses moyens, sans hésitations expressives, suscitant rêves et ballades d’une élégance romantique d’un autre âge. Et quel toucher plein, sensuel !
Ces nouveaux Bach sont certainement parmi les plus intelligents et simples entendus depuis longtemps sur l’instrument-piano. Phrasés allants, un rien éperdus parfois. Un sens général de l’allant, une lisibilité de la polyphonie assez incroyable, jamais forcée, mais toujours présente – une telle égalité entre les mains est d’ailleurs rare. Il y a une forme de foisonnement contrôlé, une forme de rhétorique portée sur la jouissance du discours et de l’évolution organique absolument mémorable. Sans oublier le travail sur l’ornementation, aussi naturel que juste, récolté des mains de William Grant Naboré, auprès duquel François prend régulièrement conseil [et qui d’ailleurs nous rejoignait à la fin de la deuxième journée]. Cette énergie dansante, cette joie communicative, qui imbibent tout le Prélude de la Suite anglaise No. 2, on s’en souviendra longtemps, et on a plutôt hâte de vous les faire partager !
Photo à la une : (c) Jean-Baptiste Millot – François Dumont, en 2010, lors de l’enregistrement de son album Chopin à La Chaux-de-fonds pour Artalinna.