Au début des années soixante-dix, il était extrêmement difficile de se procurer en Occident des enregistrements de Lazar Berman. Quelques captations live étaient édités en Italie où les mélomanes en avait fait leur Dieu à l’égal de Richter. En fait une seule gravure de studio assurait sa légende : l’intégrale des Études d’exécution transcendante de Liszt publiée par EMI sous licence Melodiya. Dans son sillage une Sonate D. 960 de Schubert, littéralement hors du temps, connut une distribution plus discrète. Une tournée fulgurante aux États-Unis, arrangé par son impresario Jacques Leiser, le révéla Outre-Atlantique à un public enthousiaste, mais en Europe Occidentale, ce fut Herbert von Karajan qui brisa l’isolement du géant russe en l’invitant à graver en novembre 1975 le Premier Concerto de Tchaïkovski, cherchant à renouveler le coup d’éclat qu’il y avait produit treize ans plus tôt avec Sviatoslav Richter.
Les critiques ne purent s’empêcher de comparer, parfois au désavantage de Berman, mais les portes des studios du label jaune lui étaient ouvertes, aubaine d’autant que Melodiya se détournait de cet artiste majeur, lui faisant payer sa nouvelle carrière à l’Ouest. Liszt serait à nouveau le héraut de Berman : les deux Concertos avec Giulini enthousiasmèrent et la critique et les mélomanes, ouvrant la voix à un projet qui tenait particulièrement à cœur au pianiste : graver l’intégrale des Années de pèlerinage. Il avait gagné ses galons de virtuose avec les Études, il voulait qu’à travers les voyages poétiques des Années, on reconnut l’artiste.
Sa légende d’interprète lisztien devint absolue, et la couverture du coffret de trois microsillons disparue littéralement sous les stickers des prix phonographiques décernés des deux cotés de l’Atlantique. Régulièrement, de 1975 à 1980, Berman retourna à Munich ou à Berlin pour enregistrer un répertoire qu’il choisissait librement, tout comme il le faisait en parallèle pour Sony aux États-Unis.
La littérature russe y domine : des Tableaux d’une puissance sonore colossale, des Rachmaninov dont l’architecture n’est jamais dissimulée sous l’anecdote et dont les couleurs sont inféodées au chant, des Prokofiev élégants et inquiétants qui n’assènent pas, où Berman fait jeu égal avec Richter dans une 8e Sonate plus lyrique que démonstrative, et narre avec un sens dramatique et des couleurs orchestrales les pièces tirées de Roméo et Juliette. Merveilles sombres, les Préludes Op. 24 de Chostakovitch. Et surprise de la part de celui qui fut recalé lors de la sélection d’entrée au Concours Chopin, et qui s’était bien juré de ne plus jouer une note du compositeur polonais, six grandes Polonaises droites et cinglantes.
Du reste, Berman ne tint pas ses promesses de boycott chopinien. Il se jouait souvent du Chopin à lui-même et l’inscrivait sporadiquement à ses programmes, en Italie surtout où le public n’hésitait pas à lui demander des bis pris dans le catalogue de l’auteur des Nocturnes.
Cela était même devenu une forme de jeu. La saga Deutsche Grammophon ne passa le cap des années 80. Berman était en proie à une censure grandissante de la part des autorités soviétiques. Je me souviens l’avoir rencontré en 1985 dans un hôtel du boulevard Haussmann sous une surveillance discrète : c’était un homme courtois, d’une simplicité absolue, dont l’œil brillait lorsqu’on parlait musique, mais dont le physique de géant était esseulé, épuisé, détruit de l’intérieur.
Finalement, cédant à des campagnes répétées de dénigrement où revenait sans cesse la mise en avant de ses origines juives, Berman choisit de s’exiler en Italie après que la douane russe ait saisi dans ses bagages des livres édités aux États-Unis : on le taxa immédiatement de propagande capitaliste. En 1990, l’un des plus grands pianistes de sa génération était enfin établi en Occident, disponible pour les maisons de disques qui l’avaient accueilli à bras ouverts alors qu’il était citoyen soviétique. Pas une proposition. En 1995, il s’installait définitivement à Florence. Dix années à vivre encore, des concerts oui, dont les éditeurs italiens publiaient immédiatement ces captations pirates, ce qui enchantait Berman. Mais si peu de studio, et pour des éditeurs absolument confidentiels. Incroyable rendez-vous manqué !
En rassemblant tous les enregistrements réalisés pour le label jaune, la branche italienne d’Universal, décidément la plus active d’Europe, nous replonge dans cet art altier et élégant, dont la virtuosité se pare de poésie et de délicatesse bien plus souvent que je n’en avais gardé le souvenir.
Réécoute salutaire d’un ensemble que complète juste à l’instant la réédition par Melodiya, admirablement remasterisée, des deux Sonates de Schumann et de la Sonate de Liszt, trois œuvres qu’il aimait à donner en une soirée : ses moyens hors du commun le lui permettaient aisément !
LE DISQUE DU JOUR
LAZAR BERMAN
The Deutsche Grammophon Recordings
Œuvres de Frédéric Chopin (Polonaises Nos. 1 à 6), Franz Liszt (Années de pèlerinage, Venezia e Napoli, Concertos pour piano Nos. 1 & 2), Modeste Moussorgski (Tableaux d’une exposition), Sergei Prokofiev (Roméo et Juliette Op. 75, Sonate No. 8 en si bémol majeur Op. 84), Sergei Rachmaninov (Moments musicaux, Variations sur un thème de Corelli, etc.), Dmitri Chostakovitch (Préludes Op. 34), Piotr Ilyitch Tchaïkovski (Concerto pour piano No. 1, avec le chef d’orchestre Herbert von Karajan à la tête des Berliner Philharmoniker)
Lazar Berman, piano
Un coffret Deutsche Grammophon de 10 CD 4820593
Robert Schumann (1810-1856)
Sonate No. 1 en fa dièse mineur, Op. 11
Sonate No. 2 en sol mineur, Op. 22
Franz Liszt (1811-1886)
Sonate pour piano en si mineur, S. 178
Lazar Berman, piano
Un album du label Melodiya MELCD 1002145
Photo à la une : (c) DR