En 1976, Alexei Lubimov jeta sa gourme. Sans dire adieu au répertoire pianistique ni au piano d’ailleurs, il commença à s’installer de plus en plus souvent au clavecin. Dans le cadre du Quatuor baroque de Moscou, avec Tatiana et Anatoly Gryndenko et la flûte ensorcelante d’Oleg Khudiakov, puis seul, abordant Bach, Scarlatti, mais aussi Purcell, Rameau, Haendel, Couperin, proposant avec l’Académie de Chambre de Moscou une série de concerts intitulée « L’Age d’or du clavecin ». Cette aventure fit grand bruit, inquiétant un rien les édiles : ce Lubimov avait encore trouvé le moyen de se faire remarquer !
Ce tropisme baroque qui poursuivait Alexei Lubimov depuis son adolescence devait aboutir à la découvert du pianoforte, ou plutôt des pianoforte. Car dès qu’il eut touché au début des années quatre vingt à quelques instruments réfugiés dans des collections particulières, Lubimov n’eut de cesse de maîtriser le jeu si singulier que demandent ces claviers légers, ces instruments aux résonances si différentes.
Une fois libre de se produire à l’Ouest, il joua avec une gourmandise intarissable tous les pianoforte trouvés sur sa route : à Londres, à Paris, à Amsterdam, le mouvement de l’interprétation historiquement informée redécouvrait ces instruments sortis des musées et remis d’actualité par des facteurs aussi attentifs qu’inspirés.
De Mozart à Schubert, Lubimov révisa son répertoire classique et romantique viennois, faisant du neuf avec de l’ancien. Sa technique immaculée et le fait qu’il ne fut pas prisonnier de la tradition viennoise nous valut des lectures radicales qui trouvèrent leur prolongement au disque par une intégrale des Sonates de Mozart pour Erato. La critique restait décontenancée, le pianoforte était devenu l’emblème de son art.
Il entraîna à sa suite ses disciples comme il continue de le faire aujourd’hui. En attestent deux albums, le premier dévolu à des pièces pour deux pianoforte de Mozart et le second à quelques œuvres relativement peu courues écrites par Schubert pour quatre mains.
Mozart, avec Yuri Martynov, et deux instruments aux couleurs intenses, aux claviers alertes, à l’expansion dynamique assez incroyable. Disque étourdissant où les interprètes ne semblent jamais reprendre souffle, de la Sonate KV 448 à la transcription par Pratsch du Deuxième Quatuor en passant par le Larghetto et Allegro et surtout par l’Adagio et Fugue en ut mineur où Mozart se joue de Bach avec une maestria incroyable. Voilà pour le brillant, pour la saillie, et je note une fois encore l’originalité du programme.
Tout autre chose chez Schubert, où le rejoint son élève au Conservatoire de Moscou, Alexei Grotz. Le programme évite les grandes pièces tragiques comme la Fantaisie et se concentre sur des œuvres brèves, Klavierstücke, Marches, Allegretto, Grand Rondeau, avec en contrepoint une interprétation emportée du Lebensstürme.
Dans le resserrement du clavier d’un Schenz à la sonorité mystérieuse, tout en ombres, les polyphonies et le jeu contrapuntique tendent le discours. On perd en couleur par l’instrument mais pas en pouvoir d’émotion. Le plaisir contagieux et la poésie qu’offrent ces deux disques hors normes pourraient bien vous être les clefs de l’univers d’Alexei Lubimov.
LE DISQUE DU JOUR
MOZART (1756-1791)
Pièces à deux claviers :
Sonate en ré majeur K.448,
Larghetto & Allegro en mi b majeur,
Adagio & Fugue en ut mineur (transc. : Franz Beyer) K.546a,
Quatuor No.2 en mi b majeur, K.493 (arr. : J. G. Pratsch)
Alexei Lubimov, Yuri Martynov, pianos
Un album du label Zig Zag Territoires ZZT306
SCHUBERT (1797-1828)
Pièces pour piano à 4 mains
Marches caractéristiques D.968b, Klavierstück en ut min D.916C, Allegretto en ut min D.900, Rondo en ré maj D.608, Grand Rondeau en la maj D.951
Alexei Lubimov, Alexei Grotz, pianos
Un album du label Passacaille 980
Photo à la une : (c) DR