Marc-André Hamelin ébroue le rire qui agite les premières mesures de la Sonate en ré majeur, et soudain c’est comme si Mozart la jouait lui-même, capricieuse, piquante, désinvolte jamais pourtant. Pas une once de cette majesté que tant y mettent, mais de l’esprit à revendre, et dans la facture du jeu, une profondeur qui laisse entrevoir une dimension supplémentaire : pas tout à fait la nostalgie, mais la lumière produit toujours l’ombre.
Tout ce double album rayonne d’une vitalité contagieuse mais qui sait interroger. Huit sonates parfaitement construites, au discours pensé, offrant des phrasés parfois surprenants,s’appropriant tous les espaces du clavier d’un Steinway au medium plein, aux aigus boisés, qui semble le même que celui joué déjà au long de l’anthologie des Sonates de Haydn, serait-ce le début d’une intégrale qui ne dirait pas son nom ? Je l’espère, tant l’équilibre atteint ici ne sacrifie pas la fantaisie. Surtout Hamelin joue à dix doigts, et cela change le discours mozartien, fait briller l’habillage polyphonique sans sollicitation. Chaque instant est prodigieusement vivant.
En appendice au premier disque le Rondo en ré majeur et la Gigue en sol majeur dont Busoni aimait tant la bizarrerie, et pour le second volume le Rondo en la mineur et la Fantaisie en ré mineur. On entre alors dans une autre dimension : le Rondo est phrasé comme un air d’opéra – c’est la Comtesse des Noces. Je ne l’avais jamais entendu comme cela, respiré, chanté, accentué, faisant des notes des mots. Et c’est Bach que Marc André Hamelin invite dès les arpèges qui ouvrent la Fantaisie. Le chant va se déployer, timbré, sculpté, porté. A-t-il entendu Lili Kraus ? Probable, car il construit son interprétation comme le faisait la pianiste hongroise, usant des césures pour poser autant de questions.
J’attendais un nouveau volume Haydn selon Marc-André Hamelin pour commenter cette première entrée chez Mozart, et voilà que le hasard des parutions m’amène un disque Haydn signé Denis Kozhukhin.
Son triptyque des Sonates « de guerre » de Prokofiev, sérieux, d’un clavier intense, avait attiré mon attention, même si le disque de Boris Giltburg, paru en même temps, brillait de plus de feux. Mais voilà, dès les premiers accords fantasques de la Sonate en mi bémol majeur, ce clavier élégant – son royal, articulation impérieuse – sonne tout autrement, et parvient au difficile équilibre entre fantaisie et classicisme que demande Haydn.
Kozhukhin serait-il fait pour les œuvres du classicisme tardif ? L’équilibre naturel de son jeu, la beauté intrinsèque de sa sonorité et sa capacité d’invention dans les traits et les accents, répondent oui. Il saisit les caractères ambivalents des quatre sonates avec une maestria confondante, leur donne cet équilibre de funambule dont Haydn joue en virtuose. Doigts prodigieux et tête bien faite, un pianiste décidément à suivre.
LE DISQUE DU JOUR
Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)
Sonates pour clavier :
No. 4 en mi bémol majeur, KV 282 ; No. 5 en sol majeur, KV 283 ;
No. 10 en ut majeur, KV 330 ;
No. 12 en fa majeur, KV 332 ;
No. 13 en si bémol majeur, KV 333 ;
No. 16 en ut majeur, KV 545 ;
No. 17 en si bémol majeur, KV 570 ;
No. 18 en ré majeur, KV 576
Rondo en ré majeur, KV 485 ;
Rondo en la mineur, KV 511 ;
Gigue en sol majeur, KV 574 « Leipziger Gigue » ;
Fantaisie en ré mineur, KV 397
Marc-André Hamelin, piano
Un album de 2 CD du label Hyperion CDA68029
Franz Joseph Haydn (1732-1809)
Sonates pour clavier :
No. 59 en mi b majeur, Hob.XVI:49 ;
No. 38 en fa majeur, Hob.XVI:23 ;
No. 47 en si mineur, Hob.XVI:32 ;
No.39 en ré majeur, Hob.XVI :24
Denis Kozhukhin, piano
Un album du label Onyx 4118
Photo à la une : Le pianiste russe Denis Kozhukhin –
Photo : (c) Paul Marc Mitchell