Étrange. Les Suites françaises selon Vladimir Feltsman seraient-elle sa pierre d’achoppement dans son parcours Bach ? Jeu tranquille, phrasés sans phraser, pas de danse, même lumière un peu éteinte partout, doigts plus véloces qu’éloquents, cela ne lui ressemble guère. Plusieurs fois, j’ai mis les deux CDs dans la platine, plusieurs fois j’ai interrompu, ne sachant pas ce qu’il voulait et parfois même à peine ce que j’entendais.
Puis, sortant de la 6e Suite, soudain tout change dans la Partita BWV 831 (l’Ouverture à la française), les rythmes se font impérieux, les polyphonies dansent, les couleurs fusent et le chant se bouscule. Ah ! mais comment cela est-ce possible ? Simplement pas le même jour, ni la même année, ni d’ailleurs les mêmes lieux et pianos : la Partita a été captée à Moscou en février 2002, les Suites à New York en décembre 2005.
J’inverse l’écoute. Une autre logique se dégage, comme si l’Ouverture à la française était un prélude éclatant que les Six Suites françaises ne prolongent pas, mais varient, successions d’éclairages intimes où la réflexion, l’introspection, le chant intérieur refusent tout effet. Une ascèse que j’aurais pris pour une indifférence ? En tous cas, voilà le Bach le plus difficilement déchiffrable que nous ait délivré Vladimir Feltsman jusqu’à ce jour.
Ce que n’est aucunement le Premier Livre du Clavier bien tempéré qu’Erin Hales aborde pour ses débuts discographiques. Cette jeune Américaine versée dans la musique baroque de clavier allemande et française serait-elle la nouvelle Rosalyn Tureck ? Tout son contraire plutôt : grand piano, mais sans effet de masse, dix doigts polyphoniques, un jeu clair mais où le timbre donne de la pulpe, des rythmes aérés qui ne sacrifient aucune voix : le clavier de Bach sous ses doigts s’anime avec une irrésistible tendresse, quelque chose de magique et d’évident qui désacralise Le Clavier bien tempéré, en fait un splendide voyage dans des lumières rasantes. Et l’absence de tout propos dogmatique permet à la grande arche de rayonner : littéralement, la forme est dans le son.
Tant de poésie d’un coup, sans rhétorique, sans appui, mais toujours dans un équilibre radieux, cela vous a un air d’évidence, et réserve sans cesse des surprises. L’imagination des timbres, des ornements comme des irisations, une absence de toute démonstration me font songer, en finissant la réécoute du second disque de l’album, qu’elle nous doit certes le reste de ce que Bach a écrit pour le clavier, mais aussi Couperin, Rameau, Daquin, tout un univers où son clavier de magicienne pudique chanterait dans cette ombre du son un discours si intime, si bouleversant.
LE DISQUE DU JOUR
Johann Sebastian Bach (1685-1750)
Les 6 Suites françaises
No. 1 en ré mineur, BWV 812
No. 2 en ut mineur, BWV 813
No. 3 en si mineur, BWV 814
No. 4 en mi bémol majeur, BWV 815
No. 5 en sol majeur, BWV 816
No. 6 en mi majeur, BWV 817
Ouverture à la française, en si mineur, BWV 831
Vladimir Feltsman, piano
Un album de 2 CD du label Nimbus NI6314
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Johann Sebastian Bach
Le Clavier bien Tempéré
Livre I
24 Préludes & Fugues,
BWV 846-869
Erin Hales, piano
Un album de 2 CD du label Academy Productions AP4141
Acheter l’album sur le site du label Artalinna (partenaire du label Academy Productions), sur le site www.ledisquaire.com, ou sur Amazon.fr – Télécharger l’album en haute qualité sonore Qobuz.com
Photo à la une : La pianiste américaine Erin Hales –
Photo: © Dmitry Masleev