Un jeune pianiste dont les premières notes au disque sont celles des Noctuelles ne pouvait que me séduire. Mais Fabian Müller, vingt-quatre ans, allemand, passé entre les mains de Pierre-Laurent Aimard et de Tamara Stefanovitch à la Musikhochscule de Cologne, a fait bien plus, il m’a forcé à rouvrir la partition des Miroirs, merveille de calligraphie dont les paysages, les songes et les caractères s’animent soudain.
Sous ses doigts, le recueil le plus complexe qu’ait écrit Ravel devient le manifeste d’une certaine modernité en même temps qu’un jardin fantasque : le jeu est d’une précision diabolique et d’un raffinement incroyable : écoutez dans Alborada comment il pare cette guitare imaginaire d’une sonorité bien plus orchestrale que la plupart de ses confrères. Ce piano est plein, ample, jamais pesant pourtant, et il ouvre dans les harmonies si allusives d’Une barque sur l’océan ou de La Vallée des cloches des lignes de fuite, des étagements sonores, où l’art de timbrer et un usage savant de la pédale font déjà un langage unique. Mais c’est encore à l’ostinato d’Oiseaux tristes que je reviens, à sa désolation étrange où Ravel semble se souvenir des nuits vides qui hantent les Clairs de lune d’Abel Decaux.
D’un même son ample, si plein de timbres, les focales sensibles imaginées par Bartók dans En plein air résonnent avec une plénitude étonnante : la percussion de Tambours et fifres n’agresse pas, la ligne nocturne de la Barcarolla déploie un chant complexe où les voix intermédiaires s’entendent enfin, les Musettes sont hypnotiques jusqu’à l’étrange et lorsque les Musiques nocturnes paraissent, avec leurs insectes, elles sonnent belles et mystérieuses, comme échappées d’un tableau de Paul Klee. La Chasse emporte tout, grondante, mordante, à nouveau tout un orchestre s’y invite, comme un gamelan paraît pour animer L’Alouette calandrelle de Messiaen qui s’y enchaîne. Une telle imagination de timbres est incroyable. Tout ce XXe siècle aventureux laisse soudain la place à la 28e Sonate de Beethoven, histoire d’affirmer que le thème d’un disque si cultivé reste la nature. Tempos tranquilles, phrasés lumineux, main gauche légère et encore une fois cette plénitude de l’harmonie qui est le signe des grands pianistes.
Aurelia Shimkus, la petite sœur de Vestard, n’a toujours pas vingt ans, et voilà son deuxième disque. Quelle tête décidément bien faite ! Elle n’a peur de rien en se mesurant à Bach, transcrit par Busoni ou paraphrasé par Liszt. La Fantasie und Fugue über das Thema B-A-C-H qui ouvre le disque de son sombre maelström prend sous ses doigts grondeurs des accents dantesques. Les moyens sont décidément considérables, mais la virtuosité n’est jamais ostentatoire. Le Capriccio en si bémol, phrasé avec une nostalgie élégante, les quatre Busoni où le chant s’ourle d’harmonies savamment composées qui laissent les polyphonies rayonner dans toute la profondeur du clavier, l’énigmatique Contrapunctus XIV de L’Art de la Fugue, tout cela est réalisé avec une concentration, une intensité dans la réserve qui surprennent. Cette maturité laisse place dans la Toccata et fugue en ré mineur à un plaisir physique du jeu, une exultation des timbres enivrants. Ah oui, finalement, c’est bien le disque d’une jeune fille de dix-neuf ans, mais surtout le second opus d’une artiste.
LE DISQUE DU JOUR
Maurice Ravel (1875-1937)
Miroirs, M. 43
Béla Bartók (1881-1945)
En plein air, Sz. 81, BB 89
Olivier Messiaen (1908-1992)
L’Alouette calandrelle
(No. 8, extrait du Catalogue d’oiseaux)
Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Sonate pour piano No. 15 en ré majeur, Op. 28 « Pastorale »
Fabian Müller, piano
Un album du label ARS-Produktion ARS 38204
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Franz Liszt (1811-1886)
Fantaisie et Fugue sur le thème B.A.C.H
Johann Sebastian Bach (1685-1750)
Capriccio sopra la lontananza del suo fratello dilettissimo, en si bémol majeur, BWV 992
Contrapunctus XIV (extrait de L’Art de la Fugue, BWV 1080)
Toccata et Fugue en ré mineur, BWV 565 (arr. Ferrucio Busoni)
Ferrucio Busoni (1866-1924)
10 Préludes de Choral d’après des œuvres pour orgue de J. S. Bach, BV B27(extraits)
Ich ruf’ zu dir, Herr Jesu Christ (d’après BWV 639)
Komm, Gott Schöpfer, heiliger Geist (d’après BWV 667)
Durch Adams Fall ist ganz verderbt (d’après BWV 637/705)
Aurelia Shimkus, piano
Un album du label Ars-Produktion ARS 38196
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Photo à la une : le pianiste Fabian Müller – Photo : © Bonsels