N’attendez pas de Nelson Freire qu’il prenne la parole devant Bach. C’est tout le contraire d’un Sokolov ou d’un Gould, il entre chez le Cantor de tout son piano timbré et modelé, mais sans dire « je ».

Le style est une affaire de goût, il définit un artiste, cette discrétion dans l’interprétation en surprendra certainement plus d’un et pourtant Freire ne fait pas différemment chez Chopin, Debussy, Schumann ou Villa-Lobos : la beauté naturelle de sa sonorité, le sens de sa musicalité qui passe d’abord par ce toucher à la fois fluide et plein rendent toute volonté d’interpréter superfétatoire : il n’y a qu’à laisser parler le compositeur. Écoutez seulement la Gavotte et sa Musette de la Suite anglaise No. 3 : les loures ne sont pas appuyées, elles roulent, suggérant seulement.

Dans la Partita No. 4, dans cette Suite anglaise No. 3, c’est merveille d’entendre tant d’évidence en cette période où Bach est devenu le compositeur de tous les égos. Freire joue, tranquille, serein, dans une évidence solaire. Et lorsque le grand geste paraît, comme dans la Toccata en ut mineur, ce n’est plus un piano – vous chercherez en vain les marteaux – mais par les mystères d’une polyphonie fluide, un orgue. Kempff ne faisait pas autrement, suggérant par les timbres la « wondrous machine » : comparez leur Fantaisie chromatique et fugue en ré mineur.

L’album se referme par quatre Chorals et le Prélude en sol mineur revu par Siloti : ces lignes mélodiques où des mots s’entendent dans un rapport à l’instrument admirable de subtilité, comme si le souffle même y était modelé sur le clavier, dispensent une palette d’une infinie diversité. Et lorsqu’en postlude Jésus que ma joie demeure paraît, icône sombre relevée de touches d’or, je me dis que depuis Myra Hess et Dinu Lipatti, personne ne l’avait prié ainsi.

LE DISQUE DU JOUR

Johann Sebastian Bach (1685-1750)

Partita No. 4 en ré majeur, BWV 828
Suite anglaise No. 3
en sol mineur, BWV 808
Toccata en ut min, BWV 911
Fantaisie chromatique et fugue en ré mineur, BWV 903
Concerto pour clavier en ré mineur, BWV 974 (extrait : 2. Adagio)
Prélude en sol mineur, BWV 535 (adaptation pour piano : Siloti)
Prélude de Choral, « Ich ruf zu dir, Herr Jesu Christ », BWV 639
Prélude de Choral, « Komm, Gott Schöpfer,heiliger Geist », BWV 667
Prélude de Choral, « Nun komm, der Heiden Heiland », BWV 659
Choral, « Jesus bleibet meine Freude » (extrait de la Cantate BWV 147)

Nelson Freire, piano

Un album du label Decca 4788449
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Photo à la une : © Eric Dahan