Madame Schubert

Pour célébrer les 70 ans de « Lisa », Elisabeth Leonskaja, son nouvel éditeur, EaSonus – un premier album composant un programme imaginaire autour de Paris m’avait séduit – publie un splendide livre-disque à l’iconographie abondante et souvent émouvante (les photos avec Richter, celle de la future pianiste à cinq ans, déjà une beauté, des clichés privés jamais vus) consacré à Schubert, probablement son musicien de prédilection.

À certaines Sonates déjà enregistrées pour Telefunken (D. 894, D. 958, D. 959, D. 960) et dont elle propose de nouvelles lectures, s’ajoutent les Sonates D. 784, D. 845, D. 850 et D. 840. Un ensemble d’une cohérence impressionnante, où la pianiste s’engage en faisant imploser son piano. Un piano ? Un orchestre. Des sonates ? Des symphonies. Le geste exalté qui emporte l’ensemble m’a laissé sans voix, l’ardeur du jeu, la puissance du son qui repousse les limites physiques de l’instrument, ce qu’ont magistralement capté les micros de Rainer Maillard dans l’acoustique parfaite de la Meistersaal de Berlin, mais surtout une noirceur, quelque chose d’absolu et d’amer que le piano de Schubert n’avait plus rencontré depuis les visions glaçantes et hallucinées délivrées par Sviatoslav Richter justement.

Au sommet, la Gasteiner (D. 850) dont les déploiements symphoniques, les tuttis éclatants, les effets de sidération sont rendus avec une précision inouïe ou les deux mouvements de la Reliquie (D. 840), dont le mystère interroge. Mais tout dans ce parcourt Schubert hors norme est saisissant, tant le propos radical ne souffre aucune relâche. Vous irez chercher le chant et les anges chez Kempff ou Lupu, ici vous ne trouverez qu’un immense Winterreise, et son Verbe vous conduira dans le secret âpre de l’univers schubertien.

Cette angoisse, ces paysages de désert glacés produisent une syntaxe hallucinée que la pianiste assume jusqu’au bout et avec quelle noire violence au long des trois dernières sonates qui ne forment plus qu’un immense triptyque où la mort s’impose jusque dans l’embellie des deux derniers mouvements de la Sonate en si bémol majeur dont Leonskaja semble nous dire qu’elle n’est qu’illusion.

Sept textes, en anglais et en allemand, complètent cette somme, dont une éclairante interview sur son rapport à la musique de Schubert et les souvenirs de la pianiste quant à Sviatoslav Richter, introduction à un DVD reproduisant le concert qu’ils donnèrent ensemble le 26 juillet 1993 dans la salle des concert du Conservatoire Tchaïkovski de Moscou. Au programme, les Sonates K. 283, K. 545, K. 478 et la Fantaisie en ut mineur dans les arrangements si musicaux d’Edvard Grieg.

Les voir tous deux communier en musique apporte la touche d’émotion supplémentaire qui achève de rendre cette publication aussi somptueuse qu’indispensable. Bon anniversaire Madame Schubert !

LE DISQUE DU JOUR

schubert-leonskaja-cover-easonusElisabeth Leonskaja
“Lisa, Intuitive Pilgrimage”
Special Edition 70th anniversary

Franz Schubert (1797-1828)
Sonate No. 14 en la mineur,
D. 784

Sonate No. 15 en ut majeur,
D. 840 “Reliquie”

Sonate No. 16 en la mineur,
D. 845

Sonate No. 17 en ré majeur, D. 850
Sonate No. 18 en sol majeur, D. 894
Sonate No. 19 en ut mineur, D. 958
Sonate No. 20 en la majeur, D. 959
Sonate No. 21 en si bémol majeur, D. 960
Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)
Sonate No. 5 en sol majeur, K. 283/189h
(arrangement pour deux pianos : Edvard Grieg)

Sonate No. 15 en fa majeur, K. 533/494 (arr. Edvard Grieg)
Sonate No. 16 en ut majeur, K. 545 (arr. Edvard Grieg)
Fantaisie en ut mineur, K. 475 (arr. Edvard Grieg)

Elisabeth Leonskaja, piano
Sviatoslav Richter, piano

Un coffret de 4 CD et 1 DVD du label eaSonus EAS29300
Acheter l’album sur le site du label eaSonus ou sur Amazon.fr

Photo à la une : © DR